•-r. LES ENFANTS J.-J. ROUSSEAU Impvimeiio SERniKHE et C, vue Montmartre, 123. LES ENFANTS ' i>r, J.-J. ROISSEAU CLVUDE GENOUX PARIS SERRIERE, IMPRIMEUR ÉDITEUR KCE MOSTMAKTKE, 123. 1857 698^7 A MONSIEUR EMILE DE GIRARDIN Cher Maître, En vous faisant hommage de cette œuvre nou- velle, je n'ai pas la prétention d"clevevma recon- naissance à la hauteur de votre bienveillance. Personnellement je vous dois beaucoup; mais abstraction faite de mes sentiments de gratitude à votre égard, j'ai dû, en publiant ce livre, ne point oublier l'homme de bien qui fut votre aïeul. Oui, en même temps qu'il était le dernier des philosophes du siècle passé, René de Girar- DiN fut aussi le dernier ami qui donna l'hospita- lité à Jean-Jacques. A ces deux titres, si différents, agréez cette dédicace , cher maître , et daignez l'accueillir comme une simple preuve de *ma vive affection pour vous. Ainsi que noblesse, roture oblige. Votre tout dévoué, Claude €lEM©rX. BIOGRAPHIE CLAUDE GENOUX KXTK.viTE DE LA Biofjraifhie générale PUBLIÉE TAK MÎI. FIKMIN DIDOT l-lîÈRES. GENOUX (Claude), littérateur et voyageur savoyard, né à Saint-Sigismond (Haute-Sa- voie), le 19 mars 181i. Parti de son village à l'âge de huit ans, en ramonant les chemi- nées, il apprit à lire dans un hospice, et, plus tard, se fit colporteur afin de voyager pour s'instruire. De retour d'une tournée dans le Levant, course qu'il venait de faire en qualité de mousse abord d'un navire sarde^ M. Claude Genoux vint h Paris essayer de vingt petits métiers. Successivement décrot- teur^ marchand de contremarques, manœuvre et cuisinier, valet de grandes et de petites maisons, dans ces diverses conditions, il em- ployait ses moindres loisirs à l'étude. A Mar- seille, où nous le retrouvons à l'Age de vingt ans, servant les maçons et composant des complaintes^ l'idée lui vint de se faire négo- ciant. Riche de quinze cents francs amassés péniblement, Claude s'associa avec deux mar- chands piémontais et partit pour Eio-de- Ja- neiro, emportant une pacotille de quincail- lerie et de sangsues. Ayant bien vendu ces marchandises et s'étant rembarqué au Brésil pour aller dans les mers du Sud, notre voya- geur fit naufrage à l'île Juan-Fernandez, et plus pauvre que jamais il atteignit le Pérou. A Lima, Claude Genoux se fit soldat; puis, ce métier ne lui convenant pas, il s'engagea successivement à bord de deux navires ba- leiniers , américain et français , qui , l'un après l'autre , lui firent faire le tour du monde. Revenu à Paris aussi léger d'argent que la première fois, M. Claude Genoux prit un emploi de margeur à l'imprimerie Paul Dupont. En 1850, il alla à Chambérv rédiger le Patriote mvoisicn. Il dut à cette collaboration l'arrêt d'expulsion qui le frappa après le coup d'Etat du 2 décembre 1 851 . De retour à Paris après trois ans d'exil, il obtint de M. Serriere, sur la recommandation de M. de Girardin, une place de sous-prote dans les ateliers de la Presse. On a de Claude Genoux : Mémoires d'un Enfant de la Sa-uoiC;, précédés d'une lettre-pré- face par Béranger; Paris, 1844, in-li2 ; 1847, in-18; 1851, in-4^— les C/ia/i/s de V atelier; Paris, 1850, in-o2; « c'est, dit l'auteur, mon livre de prédilection. » On y remarque surtout Nina roiwriere, Rêve de bonheur, Plus heureux qu'un roi. Conseils à Cœlina, et quelques chansons satyriques. — Histoire de Savoie; Annecy, 1852, in-12 et Paris, 1855, in-4". Cette histoire est puisée aux sources les plus authentiques et donne une multitude de faits nouveaux ; son plan X en est clair et bien conçu. — Le Bâillon tVc'bene, roman publié dans la Presse , dé- cembre 1 856 et janvier 1857. — Les Enfants de J -J. Rousseau (roman historique, sous presse). — Des articles, des poésies, dans de nombreux écrits périodiques. ALFRED DE LACAZE. Presque au centre du vieux Paris, dans le po- puleux quartier des halles, c'est-à-dire à l'une des extrémités de la vieille rue Traînée, rue longeant toute la partie sud de l'église Saint-Eustaclie, et qui n'existe plus aujourd'hui, Mlle Gouin, sage- ftMiime, avait élu domicile au troisième étage d'une maison d'assez chétive apparence. Ce lo- gis, qu'un espace de quelques mètres seulement séparait de l'abside de l'église, formait l'un des angles de ce carrefour étroit que de nos jours encore on nomme la Pointe-Sain t-Eustache. La scène par laquelle nous devons forcément commencer notre travail se passait vers les der- niers mois de l'année 1761. Une pluie torrentielle, chassée par un grand vent d'équinoxe, fouettait à coups redoublés le 1 vitrage plombé des croisées de la demoiselle Gouin. Dans la chambre la plus reculée des quatre pièces composant l'appartement de ladite demoi- selle , trois femmes devisaient avec beaucoup d'animation de l'incident qui fait le sujet de ce livre. La plus jeune de ces femmes, Thérèse Le- vasseur, qui venait d'être délivrée de son cin- quième enfant, causait sans le plus léger symp- tôme de fièvre ; elle était plutôt assise que cou- chée dans un grand lit à baldaquin. Cette femme, dont l'âge atteignait la quarantaine, était d'une constitution solide ; son tempérament, mêlé de sang, de lymphe et de bile, dénotait de prime- abord une organisation infiniment plus muscu- laire que nerveuse. En elle, rien ne trahissait la moindre souffrance physique ou morale — Pauvre petite ! que vas-tu devenir l disait- elle en contemplant avec amour la frêle créature qu'elle venait de mettre au monde, et qu'à son chevet la sage-femme emmaillottait pour la pre- mière fois. Etendue dans un grand fauteuil, attisant le feu de la cheminée et ayant les pieds sur les chenets, la mère de l'accouchée répondit : — Ce quelle va devenir?... Tu le sais bien. Elle subira le sort de tes quatre premiers... Je voudrais toul de même savoir ce qu'ils sont de- — 3 — venus, tes autres... Que font-ils 1 Comme ils doivent être gentils. . . s'ils vivent ' . . . — Avec tout ça, interrompit la matrone, voilà qu'il est bientôt huit heures, et le père ne vient pas. C'est, ma foi, bien la peine de fréquenter les princes, de faire parler de soi dans le monde en- tier, pour mettre ses enfants à l'hôpital ! Quant à moi. je ne croirai jamais que. . . Le bruit d'un carrosse qui roulait dans la rue, et qui bientôt s'arrêtait à la porte, coupa court aux médisantes suppositions de la vieille demoi- selle. — Ah! j'en étais sûre, moi, qu'il viendrait, mon Jean- Jacques, s'écria l'accouchée; oui-dà! s'il met ses enfants ii l'hôpital, celui-là, c'est qu'il sait pourquoi ; il me l'a dit plus de dix fois. — Eh bien ! pourquoi^ demanda sa mère. — ' Est-ce que je le sais'? je ne comprends seu- lement pas la moitié de ce qu'il me dit. — Alors, ne dis pas que tu sais. Tu sais mettre au monde les enfants qu'il te fait, puis, voilà tout. Ici, un violent coup de sonnette retentit dans l'appartement, et, presque aussitôt, Jean-Jac- ques Rousseau, entrant tout essoufflé, se précipita plutôt qu'il ne courut vers le lit où Thérèse lui tendait les bras. Après un moment consacré à d'étroits embras- sements, à de silencieuses effusions, le philoso- phe, s'arrachant du sein de Thérèse, dit en se jetant sur une chaise : — Allons, prends patience; tout va bien. J'es- père que nous te reverrons à ]\Iont-Louis la se- maine prochaine. Nous irons au Petit-Château ; mais tu n'y retrouveras plus ni le duc ni la du- chesse, ils sont revenus aujourd'hui même. Ce cher duc ! il a eu la complaisance de me prêter son carrosse...; je ne dois point en mésuser en fai- sant trop attendre ses gens ; ces pauvres diables ! ils sont trempés jusqu'aux os. Quel temps' quel temps ! reprit-il en se levant et marchant à grands pas dans la chambre. En 1761, Jean-Jacques Rousseau frisait la cinquantaine. Il était, à l'époque où nous en sommes, l'écrivain dont on parlait le plus à Pa- ris. Les œuvres musicales de cet homme, sa sin- gulière misanthropie, ainsi que l'immense succès de son livre, la Nouvelle Héloïse, mais plus en- core ses platoniques amours avec Mme d'Houde- tot, toutes ces causes réunies en avaient fait une personnalité que tous les gens du monde, tous les riches désœuvrés recherchaient avec une avide curiosité. Vêtu d'un juste-au-corps de drap noir et d'une culotte de soie, chaussé de souliers à bou- cles d'argent et coiffé du tricorne traditionnel, Rousseau portait, avec l'épée au côté, le tout avec aisance. Toutefois, comme les grands (juî le choyaient, il n'avait point un soin excessif de sa personne, car son jabot, ses manchettes et ses bas blancs étaient loin d'être d'une blancheur et d'une propreté irréprochables. Du reste, c'était là le moindre de ses soucis. Détaille moyenne, et déjà ridé par des chagrins plus imaginaires que réels, cet illustre écrivain, qui n'avait jjIus que quelques mauvaises dents, n'eiit pas prévenu en sa faveur sans la régularité d'un angle facial par- fait, la finesse expressive de ses regards et de ses sourires. Cependant, comme il l'a dit lui- même, nous le répétons, il avait la jambe bien faite, et jamais Jean-Jacques n'a pensé que sa personne physique fût par trop désavantageuse- jnent partagée. Or, voyant ce papa quelque peu étrange, pour ne pas dire plus, se disposer à sortir sans vou- loir donner d'autres explications dans un cas aussi grave, Mlle Gouin, ayant toujours l'en- fant dans ses bras, dit en se plaçant résolument devant la porte : — Vous vous en allez déjà, monsieur Rous- seau! vous repartez comme vous êtes venu ; cela, sans môme accorder une simple caresse à ce cher petit ange! Ah ! ah ! c'est bien joli de votre part, bien digne de vos grands airs. A cette apostrophe lancée à brûle-pourpoint, — 6 — notre philosophe, qui se promenait à grands pas, s'arrêta tout court ; puis il courut à l'enfant, dont il prit la tête dans ses mains. Après l'avoir long- temps considérée dans une attitude moitié senti- inentale et moitié hébétée, il posa im silencieux baiser sur chacune des joues de la petite fille. Bientôt , réprimant deuxlarmes turtives en faisant une grimace, il tourna irrévérencieusement sur ses talons ; puis alla s'asseoir sans prononcer une seule syllabe. — Ainsi, reprit la sage-femme restée debout devant la porte et berçant l'enfant dans ses bras, ainsi, monsieur Rousseau, pour celui-ci, vous- ne faites rien de moins, rien de plus que pour le der- nier?.. . Vous n'écrivez pas_ même un simple chif- fre pour le reconnaître au besoin. Votre servante doit tout simplement, comme par le passé, aller jeter cette créature de votre fait dans le tour des enfants abandonnés, et il n'en sera plus question. Elle vivra ou mourra sans que vous vous occupiez plus d'elle que si elle n'avait jamais vécu; enfin, comme il plaira à Dieu, n'est-ce pas, monsieur Rousseau ^.. — Oui, chère demoiselle, se hâta de répondre l'homme de lettres, oui, comme il plaira au Créa- teur. Certes, vous pouvez m'en croire, moins qu'un autre, je n'ai l'idée de contrecarrer les vo- lontés de Dieu ; ce qu'il fait est bien fait ; je dirai plus, tous les maux qui affligent l'humanité ne lui viennent que d'elle-même. Or, s'il est vrai que Dieu m'ait donné la pensée d'abandonner mes en- fants, c'est que, probablement, il ne veut pas que ces chères âmes soient liées en rien à ma desti- née, à ma vie, à moi, Rousseau, vie qui n'a été, n'est encore et ne sera jamais qu'un long tissu de misères. — Bah ' bah ! c'est par pure avarice, c'est pour ne pas nourrir vos enfants que vous les mettez à l'hôpital; voilà tout ce que c'est, grommela entre ses' dents la mère Levasseur en continuant de tisonner le feu. — Par avarice, madame!... Oh! est-il avare celui qui, travaillant depuis vingt-cinq ans, n'a pas un morceau de pain assuré, un toit qui lui ap- partienne pour abriter sa tête et mourir tranquille ? J'en appelle à vous-même, madame Levasseur, est-il avare celui qui, depuis quinze ans, a nourri sans rien faire, non-seulement vous, mais votre mari, votre fille, ma femme et tous vos autres en- fants L . . Dites encore que ]e suis un avare, et du moins vous ne mentirez pas, car je supprimerai votre pension du coup. Vous pourrez alors aller voir si Grimm et Diderot, qui vous inspirent ces belles idées, vous compteront trois cents livres par an pour avoir le plaisir de faire médire d'eux et de leurs bienfaits. — t^uoil (juoi! alors, ;>ivou.sîi'ôi.e'spac5Uiiavare, vous êtes un fou, parce qu'un galant homme ne met pas ainsi tous ses enfants à l'hôpital. — Fou, soit, si vous le voulez ; mais, je vous le répète pour la dernière lois, jamais mes en- lantsne sauront quel homme a été leur père. Oui, (juoi que vous fassiez, quelle que soit la pensée de Mme la maréchale, je ne le veux pas, enten- dez-vous, je ne le veux pas ; j'ai mes raisons pour cela, et ces raisons, si je ne vous les jette point à la face, c'est par simple pitié pour vous et les vôtres. Êtes- vous en état de me comprendre?... — Ces pauvres enfants! reprit-il après une pause, ne seraient-ils pas bien partagés s'ils se nom- maient, les uns Pierre ou Joseph, les autres Mar- the ou Jeanne Rousseau!... A''raiment! il me semble les voir en jaquettes ou en cotillons, crot- tés jusqu'à l'échinc et marchant, marchant tou- jours dans ce cloaque cju'on nomme Paris ; allant par ci, courant par là, sans rencontrer ni feu ni lieu, et traînant, au lieu de le porter, ce malheu- reux nom de Rousseau ! Par la mémoire de ma mèpe morte en me mettant au monde, non, mille fois non, je ne reconnaîtrai point mes enfants. D'ailleurs, comme dit le proverbe : " Le bon chien se fait de lui-même. » Ne comptant point sur leur prochain, mes enfants compteront du moins sur eux. Sans nom, ils tiendront à hon- neur de s'en faire un. S'ils pensent jamais à leurs père et mère, eh bien ! chacun d'eux se dira : " Hélas ! les bops auteurs de mes jours vivent dans la misère,» ou "Dieu les "a rappelés à lui.» Et dans leur noble simplicité, ils prieront ce Dieu pour moi et pour Thérèse. Oui, consolés, grandis par leur propi;e estime, les cinq enfants de J.-J. Rousseau ne verront que des frères dans leurs semblables en souffrances. Ils seront plus près de la nature que je ne l'ai jamais été ; ils accompliront leurs devoirs sociaux; ils travaille- ront honnêtement, et, fiers de leur dignité, ils seront plus que d'autres utiles à la société, par cette raison seule qu'ils n'auront jamais compté sur elle. Non, non, je ne veux point que mes fils aient jarnais à rougir de leur père; .car, après tout, vous ne l'ignorez point, mesdames, je ne' suis, et cela par le fait de la fatalité, je ne suis, moi J.-J. Rousseau, qu'un malheureux rêveur, qu'un indigne parasite, ou bien encore, si vous ne me comprenez pas assez, qu'un pique-assiette de la pire espèce; ou plutôt, pour mieux me faire comprendre de vous, qu'un véritable men- diant, oui, mesdames, mais un mendiant du grand monde. Lorsque ce beau discours, débitéavecun tonpleiii d'assurance et tout d'une haleine, fut enfin ter- miné, les trois femmes virent ce père passable- 1. -~ 10 - meut exeeiitriquo, se lever précipitamment, cou- rir, poser dix louis sur la cheminée et sortir sans autre explication , et même «ns saluer per- sonne. — Vous voyez bien qu'il sait pourquoi il met ses enfants à l'hôpital, s'écria Thérèse dès t]^ue son futur époux fut sorti. Encore sous le poids de l'argumentation du phi- losophe, ou, plus encore peut-être sous celle des dix louis d'or, la sage-femme et la mère -Levas- seur ne répondirent chacune qu'en hochant la tête en signe d'incrédulité. Au point de vue de la morale la plus simple, ces raisons de Rousseau n'étaient que spécieuses; il n'en pensait même pas un mot. Toujours élo- c[uent lorsqu'il s'agissait de défendre les intérêts de son orgueil, cethonnne paradoxal, qui ne pou- vait se résigner à croire qu'il eût failli une fois en sa vie, eût été capable d'écrire un livre magnifi- que sur la nécessité pour tovi bon citoyen de ineU ire ses enfants à V hôpital. Ne pas reconnaître une erreur évidente, a'est s'en déclarer le cham- pion. Ainsi fit Rousseau. Ayant commis une première faute, il préféra faire de cette faute, afin de ne pas se l'avouer, un crime de lèse-so- ciété en la perpétuant. Cependant la logique et la conscience de cet homme de bien étaient trop pures, trop mathématiques , pour qu'elles ne _ 11 — triomphassent point parfois de ses sophismcs. Alors notre n;ipraliste succombait à des défaillan- ces qui l'irritaient au lieu de le guérir. Néan- moins, son imagination toute-puissante reprenant le dessus , il put se faire durant trente ans une conviction personnelle de stoïcisme. Cette con- viction dura jusqu'au moment où, près de mou- rir, il écrivit enfin, éclairé par la vérité, la page suivante de ses Confessions : " Cette table (une table d'hôte) assez nombreuse " était très gaie sans être brillante, et l'on y po- >' lissonnait sans grossièreté. Le vieux comman- " deur avec tous ses contes gras, quant à la sub- " stance, ne perdait jamais sa politesse de la >• vieille cour, et jamais un mot de gueule ne sor- " tait de sa bouche qu'il ne fût si plaisant, que " des femmes l'auraient pardonné. Son ton ser- " vait de règle à toute la table ; tous ces jeunes >' gens contaient leurs aventures galantes avec - autant de licence que de grâce, et les contes de -' filles manquaient d'autant moins, que le ma- •' gasin était à la porte, car l'allée qui menait " chez Mme La Selle était la même où était la " boutique de la Duchapt, célèbre marchande de •• modes, qui avait alors de très jolies filles, avec " lesquelles tous nos messieurs allaient causer <• avant ou après dîner. Je m'y serais amusé " comme les autres, si j'eusse été plus hardi. 11 - 12 — •• ne fallait qu'entrer comme eux ; je n'osai ja- ■' mais. Quant à Mme La Selle, je continuai d'y » aller manger assez souvent après le départ " d'Altuna. J'y apprenais des foules d'anecdo- '• dotes très amusantes, et j'}^ pris aus'^i peu à '• peu, non, grâce au ciel, jamais les mœurs, mais " les maximes que j'y vis établies ; d'honnêtes " personnes mises à mal, des maris trompés, des " femmes- séduites, des accouchements clandes- " tins étaient là des textes ordinaires, et celui " qui peuplait le mieux les Enfants-Trouvés était •■ toujours le plus applaudi. Cela me gagna ; je •• formai ma façon de penser sur celle que je " ^•oyais en règne chez des gens très aimables, et '• je médis : puisque c'est l'usage du pays, cjuand " on y vit on peut le suivre ; voilà l'expédient " que je cherchais. Je m'y déterminai gaillar- " dément, sans le moindre scrupule ; et le seul " que j'eus à vaincre fut celui de Thérèse, à qui " j'eus toutes les peines du monde à faire adopter " cet unique moyen de sauver son honneur. Sa " mère, c[ui de plus craignait ce nouvel embarras •• de marmailles, étant venue à mon secours, elle " se laissa vaincre. On choisit une sage-femme " prudente et sûre appelée Mlle Gouin , pour lui " confier ce dépôt, et, quand le temps fut venu, " Thérèse fut menée par sa mère chez la Gouin, '. à la pointe Saint-Eustache. J'allais l'y voir - 13 — " plusieurs fois, et je lui portais un chiffre que » j'avais fait à double sur deux cartes, dont une - fut mise dans les langes de l'enfant, et il fut " déposé parla sage-femme au bureau des Enfants- -' Trouvés, dans la forme ordinaire. L'année sui- " vante, même inconvénient et même expédient, » au chiffre près, qui fut négligé. Pas plus de ré- " flexion de ma part, pas plus d'approbation de ■" celle de la mère; elle obéit en gémissant. On •' verra successivement toutes les vicissitudes que ' cette fatale conduite a produites dans ma façon " de penser, ainsi que dans ma destinée. » Cette longue citation était de rigueur ; elle de- vait forcément être placée ici. Cependant, doré- navant, nous nous abstiendrons de citer des docu- inents de cette longueur. Dans le cours de cette histoire, ce ne sera plus de J.-J. Rousseau qu'il sera question, mais de ses cinq enfants trouvés et perdus dans le tourbillon de cette société si tourmentée du XVIIP siècle. Revenue de l'étonnement où l'avait" laissée la péroraison du père, Mlle Gouin reprit l'enfant qu'elle avait déposée sur le lit, et dit après avoir ordonné à sa servante d'aller chercher un fiacre : — Cet homme parle tout de même comme un li^■re. Avez-vous entendu? — Pardienne ! reprit la mère Levasseur, c'est son état d'en faire, des livres. - 14 - — Allons, allons! Gotton va reveiili" avec lo fiacre, dépêchons-nous. . . Eh ! la mère Levasseur, laissez donc ces lonis là, s'il vous plaît ?. . . — Oh ! v'ià-tipas? est-ce qu'on ne peut seule- ment pas y toucher à présent? ■ — Tiens ! certainement, c'est pas à vous. . . Et l'accoucheuse s'élança vers la cheminée, prit les louis, les compta et s'écria avec un accent de fureur mal concentrée : ■- — Mère Levasseur ! ! ' — Bah ! est-ce que je suis une voleu.so à pré- bcnt? — Je ne dis pas ça, mais M. Rousseau ne m'aurait pas donné neuf louis; il m'en aurait donné dix, ou douze encore... 11 n'y en a bien ijue neuf. . . — Pardi ! c|u'est-ce i^ue ça me fait?. . . Fouillez- moi, si vous croyez que je vous ai volée. Des louis... jM. Rousseau y fait bien attention à ce qu'il en donne... Quand il n'en a plus, il n'a qu'à en de- mander aux princes. — Enfin! neuf louis, c'est tout de même bien drôle ce compte-là. Oh ! vous savez bien, mère Levasseur, que je n'en mourrai pas, mais... Un vagissement perçant et prolongé fit taire les commères et les rappela à elles-mêmes. — Donnez-moi la petite, dit Thérèse dune voix dolente, donnez-la-moi que je lembrasse - IfJ - encore une fois. 3Ion Dieu! luon Dieu! je semis si heureuse de la garder. Oh ! qu'elle est gentille ! qu'elle est gentille ! petit chiffon, va! Je ne sais pas tout de même pourquoi on est malheureux comme ça ?.. . — A la grâce de Dieu! dit la mère Levasseur; finissons-en. Alors, par un accord tacite, et comme si elles n'eussent jamais fait autre chose que cela, ces trois femmes procédèrent machinalement à l'opé- ration qu'elles nommaient la marque. Ayant tiré une lancette de sa trousse, la sagc- lemme, qu'éclairait la mère de l'accouchée tenant une chandelle, la sage-femme, disons-nous, pra- tiqua sous la nuque de l'enfant une large incision en forme de croix. Cette entaille, assez profonde et très large, ne fut point opérée, comme on peut le penser, sans faire jeter de nouveaux cris à la pauvre petite. — Tant pis ! M. Rousseau dira ce qu'il voudra, moi je ne veux plus faire d'enfants; tout ça me fait trop de mal ! s'écria Thérèse. — Bah ! bah ! nous verrons bien ; les femmes disent toujours comme ça, puis... Ah! cette fois Mmes d'Êpinay et Dupin seront satisfaites. La plaie est fort apparente et très cicatrisable, re- prenait Mlle Gouin. — Mesdames, le fiacre est en bas; mais je — 16 — vous avertis qu'il pleut à verse, dit la servante en entrant. Quoique peu nerveuse et déjà habituée à voir ainsi disparaître ses enfants aussitôt qu'ils étaient nés, Thérèse ne s'en lamenta pas moins quand le moment de la séparation fat venu. — Ma fille ! ma fille! que je l'embrasse encore, ne cessait de répéter la malheureuse mère. — Diantre ! puisqu'elle est marquée votre fille, c'est pour la reconnaître, peut-être bien, répliqua ^Ille Gouin en passant son caraco . Cinq minutes s'étaient à peine écoulées, que la sage-femme, accompagnée de la mère Levas- seur, et portant l'enfant dans ses bras, disait au cocher en montant en fiacre : . — Je vous prends à l'heure. Voici un petit écu d'arrhes. Vous nous conduirez d'abord rue Coq- Héron, hôtel Dupin; ensuite, vous irez grand train place duPar^is-Xotre-Dame, et vous arrê- terez à vingt pas de l'hospice des Enfants-Trouvés . Le fiacre partit. Tels furent, sans plus de commentaires, les premiers pas dans la vie du dernier enfant de Jean- Jacques Rousseau. 11 Le 5 juillet 1778, une nombreuse «ociété ras- semblée sur la terrasse du château de la Che- vrette, près de Montmorency, écoutait, assise et recueillie, madame la châtelaine, comtesse d'Epi- nay, lisant quelques chapitres de son li\rc : le^ Con versations cV Emilie. De cette terrasse éle^■ée , (pi'ombrageaient le chèvrefeuille et d'autres plantes grimpantes, la vue planait sur une assez belle perspective. D'abord, c'étaient Deuil et Groslay apparaissant sur le premier plan ; ensuite venaient, moins rap- prochés, IMontmagny et Saint-Denis , avec la flèche élancée de sa basilique; puis, au lointain, dans une forme indécise, le regard entrevoj-ait les faubourgs du nord de Paris, dessinant leurs »_ 18 — ombreuses silhouettes dans la fumée qui s'exhalait de la grande ville. Cette société, nous pourrions dire ce cercle de Mme d'Epinay, où les hommes dominaient par le nombre, était composée de presque tout ce qui restait à cette époque d'encyclopédistes et de philosophes de la coterie du baron d'Holbach. Le plus jeune de ces vénérables penseurs comptait au moins cinquante ans. La lecture terminée, le patriarche des encjxlo- pédistes, Diderot, laissant ses mains appuyées sur le pommeau de sa canne, dit, en faisant un signe de tête affirmatif . — C'est le cas, en ce moment ou jamais, de citer un adage populaire : nous n avons rien perdu jyour ati^ndre. Madame, ce mode de con- versation est on ne peut plus délicatement écrit. C'est, à cet égard, et mon sentiment et ma convic- tion. — C'est aussi mon avis. Avouez, messieurs, qu'une femme seule pouvait être l'interprète de sentiments aussi délicats, aussi exquis, répliqua 3Ime d'Houdetot, d'un ton naturel et simple. — Le style en est d'une grande pureté, je ne puis le nier, mais il y a des longueurs, murmura le vieux favori de la comtesse, ]\L Grimm, l'Alle- l'allemand. — Je n'accepte point cette critique. Les con- - 19 — versations écrites n'étant que le développement de pensées purement morales, l'auteur ne pouvait donner à des pensées la vivacité, la précipitation d'une mise en scène, qui n'ont de mérite que dans la comédie. — Telle est ma façon de penser. Je ^^'eux être vrai avant que d'être galant. — J'approuvele jugement de Grimm, repartit Mme d'Epinay. Toutefois, permettez-moi de — Permettez-moi de vous présenter mes hom- mages, mesdames et messieurs, j'ai bien l'hon- neur, dit en s'inclinant un nouveau venu, le mar- (juis de Saint-Lambert. — Ah! c'est vous, marquis! vous êtes bien amiable de m'avoir tenu parole. Mme d'Houdetot désespérait déjà de vous voir ce soir. Eh bien ! ({uoi de nouveau'? — On parle sérieusement de reculer les bar- rières de Paris ; mais ce n'est qu'un projet. Ce ([ui est plus certain, c'est la mort de ce. pauvre Rousseau, VOurs, comme vous l'appeliez, ma- dame la comtesse. — Est-ce possible ? que nous dites-vous là'i! — La vérité. Le procès- verbal parle d'une apoplexie séreuse, mais la généralité des gens qui l'approchaient parle d'un suicide : on ne sait au juste. Après deux minutes de silence, temp.s pendant — 20 — lequel les assibtants eurent le loisir de faire leur? réflexions sur l'instabilité des choses humaines, Diderot prit la parole. — • De qui tenez-vous la nouvelle, mon cher Saint-Lambert? — De Thérèse elle-même. Elle arrivait d'Er- n)enonville ; je viens de la voir chez Mme de Bout- fiers Ah ! j'oubliais — Ainsi frappe la grande loi d'égalité ! Il faut philosophiquement en prendre son parti. Dans quelques années, messieurs et mesdames, nous serons tous allés rejoindre notre ami Jean-Jac- ques. — Eh ! qu'importe la mort du corps, si nous possédons une conviction parfaite de l'mimorta- lité de l'âme, répartit, en se tom'nant vers d'A- lenibert, qui n'avait encore rien dit, le bon curé de Deuil. — O philosophes ! vous voilà sur votre ter- rain de prédilection, c'est bien; mais seriez-vous assez complaisants pour me laisser finir ma phrase ( demanda Saint-Eambert en riant. — Quelle phrase? Qu'est-ce qui vous empêche ( dites. — Vous savez tous, je crois, qu'à la sollicita- tion de Mme la maréchale de Luxembourg, qui désirait retirer des Enfante-Trouvés le fils aîné de Rousseau, celui-ci lui remit le doul)le du chiffre — 21 - dont Tautrc partie avait été dépoûée dans- les langes de l'enfant. Ce chiffre, après plusieurs visites infructueuses qu'elle rendit aux directeurs des hospices, Mme de Luxembourg le remit à La Roche, son valet de chambre, afin de pour- suivre les recherches. On r'ouvrit donc les re- gistres de l'assistance publique ; mais La Roche, ne trouvant rien, rendit le chiffre à Mme Levas- seur mère, qui le remit à sa fille, et finalement, de fil en aiguille, comme on dit, nous tenons un monsieur Rousseau. C'est ime très vieille reli- gieuse qui, en changeant d'hospice, l'a fait dé- couvrir. Vraiment l'amour maternel pouvait seul guider Thérèse dans un tel dédale; ne le pensez- vous pas? — Oh! quelle étonnante histoire! s'écria mada- me d'Houdetot; mais enfin, où a-t-on retrouvé cet enfant l — A la manufacture de porcelaine de Sèvres, dont Pierre Garrot est l'un des premiers artistes peintres. — Eh ! marquis, ce garçon, l'avez- vous vu! le connaissez-vous l — Si je le connais! sans doute; je l'ai ren- contré chez Mme de Boufflers avec Thérèse, sa mère; c'est un charmant garçon, sur mon hon- neur! ^ — Vous me l'amènerez , je vcuk h connaître, le pousser, dit avec une pétulance toute juvénile la vieille Mme d'Epinay. — Parbleu ! il est ici , il est même la cause que je suis un peu en retard. — Ici? où donc ici? — A l'Ermitage. Tout à l'heure vous faisiez céans vos réflexions philosophiques ; lui, il fai- sait les siennes au fond du parc, dans la masure qu'habita son père. — Mais pourquoi n'est-il pas monté avec vous? quelle idée ? . . . — Voici. En causant avec lui, chez Mme de Boufflers, je ne tardai point de m'apercevoir que ce garçon ne manquait ni d'instraction ni d'm- telligence. Laissant donc de côté l'étiquette et l'usage du monde, j'offris à notre jeune homme de m' accompagner jusqu'ici, de monter en car- rosse avec moi. Pour le décider à quitter Thé- rèse, je fus en quelque sorte forcé de lui dire vos noms et d'affirmer que vous étiez tous les plus chauds, les plus anciens amis de Jean- Jacques ; alors seulement il a bien voulu m'accompagner. Comme nous causâmes beaucoup chemin faisant, Pierre Garrot me plut. Or, je parlais, je crois, de mes relations avec son père, lorsque arrivant à l'encoignure du parc, je lui montrai le pavillon : Voilà l'ermitage qu'habita l'homme illustre au- quel vous devez le jour, dis-je; aussitôt, mon — 23 — compagnon mit la tête à la portière et se tut; mais dès qu'il eut mis pied à terre, il voulut cou- rir à l'Ermitage. — Je comprends ce sentiment de curiosité. Il dénote un cœur bien né. Messieurs et mesdames, reprit la comtesse, allons faire un tour de parc ; .nous en avons tout le temps d'ici à souper. Je suis aussi curieuse de savoir ce que ce jeune homme fait à l'Ermitage, que je l'étais autrefois de savoir ce qu'y faisait son père. . . Un enfant trouvé ! ce sera le premier que j'aurai vu de ma vie. — Tout beau ! madame ! Vertubleu ! se hâta de répliquer Diderot, quelle étincelle vous a frap- pée? Si l'on ne vous voyait pas, on pourrait croire que vous venez de rajeunir de quarante ans; comme vous vous enflammez ! Il me semble , pourtant, qu'avant d'aller se jeter à la tête du premier venu, nous ne ferions point mal de réflé- chir. D'abord, marquis, un mot. Dites-nous ce qui prouve que votre Garrot , comme vous le nommez, que votre protégé, enfin, soit bien effec- tivement le fils de notre immortel ami? — Bon ! à vous dire la vérité, je n'ai nulle- ment pensé à cela. — Ainsi, vous avouez que l'idée d'une enquête préalable ne vous est pas même vomie à l'es- prit ? • — En effet , i e l'avoue . — Eh bien ! pour mon compte, je ne tiens nul- lement à faire connaissance avec votre monsieur Garrot, si vous n'avez aucune autre preuve à me donner de son identité. — Des preuves ! il vous les donnera lui-même. — Quelles preuves me donnera-t-il ? — En faut-il d'autres que les chiffres en ques- tion, chiffres qui se rapportent exactement? Cette preuve, mon protégé la possède. — Je serais curieux de confronter ces chifîies. Jean- Jacques les a écrits devant moi , il y a de cela vingt-neuf ou trente ans, je crois. . . — Et moi , interrompit Mme d'Epinay, je (jr'dle de voir ce jeune homme, le fils de mon pauvre oxirs ; il nous racontera son histoire à table. Allons à sa rencontre. — Allons, répéta-t-on. On se leva péniblement. Chacmi des membres de cette académie caduque chercha son compa- gnon : par une vieille habitude , on s'accoupla deux par deux; et tous, bras dessus, bras des- sous, descendirent les marches du perron, devi- sant de choses et d'autres, comme de vieux amou- reux qu'ils étaient. Cette caravane de vieillards, dont les langues se mouvaient beaucoup plus facilement que les jambes, atteignait à peine l'entrée du jardin, que - 23 - déjà elle se trouvait tout naturellement face à face avec un grand jeune homme aux cheveux châtains. — Bon! c'est lui! dit Saint -Lambert. Et quittant le bras de Mme d'Houdetot , pour prendre la main de l'étranger, il reprit : Mes- sieurs et mesdames je vous présente mon jeune ami, Pierre Garrot, le fils aîné de l'immortel J.-J. Rousseau. La société tout entière s'inclina. Le jeune homme , lui , salua fort courtoisement , son cha- peau à la main, mais sans trop plier l'échiné ce- pendant ; il n'avait pas encore contracté cette dis- gracieuse habitude du grand monde. — Nous allions à votre rencontre , monsieur, dit en s'inclinantune seconde fois Mme d'Épinay; nous osons espérer que vous daignerez accepter l'invitation à souper d'une vieille amie de votre père. — J'accepte votre obligeante invitation , ma- dame; toutefois, je vous l'avoue, il ne fallait pas moins pour m'y décider que ce titre d'amie de mon père. Simple ouvrier dans une manufacture, je ne possède qu'une bien minime part du temps qui s'écoule ; et ma mère. . . — Je vous comprends... mais, monsieur, je suppose que vous ne voudriez pas que de bons tuteurs reperdissent de suite un enfant à peine 2 - 20 — retrouvé. Allons, donnez-moi le bras, je vais faire hâter le souper; ce soir, mais ce soir seulement , je vous pcnncttraidevous en retourner avec Saint- Lambert. Et, procédant par l'exemple, Mme la comtesse iTÉpinay reprit le chemin du château. Pierre Garrot était plus bel homme qu'il n'é- tait beau garçon. Ses traits irréguliers, mais fins, s'harmoniaient parfaitement avec la mate blan- cheur de son teint. Ses cheveux sans poudre, sa mise, aussi riche qu'elle était simple, donnait à sa tournure dégagée une désinvolture pleine de grâce et de naturel. Lorsque les hôtes du château entrèrent au sa- lon, la châtelaine, quittant le bras do son cavalier pour aller donner quelques ordres, s'a{)procha de Diderot et lui dit à l'oreille : — Il a infiniment d'esprit, prenez garde ! — Ah ! diable ! voyons ça. Et, sans plus tarder, rencyclopédistc reprit tout haut : — Monsieur Garrot, lilme d'Epinay vient de m'affirmer que vous avez infiniment d'esprit, que j'aie à prendre garde. C'est, à mon avis, le plus bel éloge que la comtesse ait jamais fait d'un iiomme Qu'en pensez-vous? — Pardon, monsieur; veuillez d'abord, je vous prie, me dire ù qui j'ai l'honneur de parler. — A Diderot, le plus ancien ami de voli'e père. — Ah ! merci ! je vous connais depuis plusieurs années, monsieur; je vous connais depuis la pu- blication de votre article pei7iture dans XEncydn- jiêdie. Agréez mes remercîments bien sincères pour les notions précieuses que j'ai puisées dans cet article sur l'art que je professe. — Bien ! cette façon indirecte de donner raison à Mme d'Epinay est de très bon goût , jeune homme, de meilleur goût, je vous assure, que ce- lui de votre nom . Qui diable a pu vous donner ce vilain nom de Garrot? — J'étais trop jeune lorsqu'on m'a bapti^^é pour qu'il me soit possible aujourd'hui de me sou- venir de cette particularité. Pourtant ce nom de Garrot, très peu euphonique, je l'avoue, me pa- raît, ne vous en déplaise, tout aussi harmonieux que celui de Diderot. Ne pensez-vous pas comme moi? Voyant un sourire effleurer les lc>res de ses vieux accolytes et Grimm rire de tout son cœur, le philosophe reprit gaîmcnt ; ■ — Peste ! vous avez , monsieur Pierre , l'-s rieurs de votre côté. ]\ime d'Epinay a^ ait décidé- ment raison. La cloche sonne; allons souper. On se mit donc à table. Aux conversations près, disons-le d'abord, c(.> souper, dont nous ne pensons pas qu'il soit utile — 28 — de parler plus longtemps, ressemblait à tous les soupers d'apparat que faisait la noblesse de l'épo- que en question. Ce ne fut qu'au dessert, vers l'heure à laquelle les lampes furent allmnées, que Mme d'Épinay, faisant semblant de se raviser, dit en se retournant vers son nouvel invité : — Monsieur Garrot, crojez-vous qu'un prêtre quelconque ait plus d'autorité morale que j'en puis avoir? — Expliquez-vous, madame, si vous désirez que je vous réponde sincèrement. — Vous avez encore raison . Eh bien ! en deux mots, je V0U5 débaptise de votre nom, du nom de Garrot , de Garrot seulement. Pour moi , pour nous tous ici présents, vous vous appellerez Pierre Rousseau. Votre personne plus encore que vos chiffres nous a donné une certitude assez profonde de votre identité; je dis identité, pour me servir de l'expression de Diderot, qui nous écoute. Or, Jean- Jacques Rousseau ne m'ayant jamais rien refusé, j'attends la même complaisance desonfils, Pierre Rousseau. — J'attends également, j'attends toujours pour \ ous répondre, madame. — En ce cas, contez-nous votre histoire. — Mon histoire ! Pardieu ! la voici , madame ; (-lie est aussi simple que brève. Écoutez : Les premiers jours dont je me souvienne s'é- coulèrent dans un petit hameau dépendant de la commune de Busloup, pays situé non loin de la rivière du Loir, dansle Vendômois. Ma nourrice, jeune paysanne brune et de petite taille , à qui l'ad- ministration des Enfants-Trouvés m'avait confié, percevait 6 livres 10 sous par mois pour me ser- vir de mère. Certes, cet argent , ma nourrice le gagnait bien; car la santé de son nourrisson fut telle, messieurs et mesdames, que vous pouvez en iuger par vous-mêmes. — Très bien ! dirent tous les convives à la ïoU. — Perdue comme un nid de moineau, dans ce coin de terre aimé du bon Dieu, la chaumière de mon père nourricier s'élevait isolée, humble et pourtant coquette, sur le sommet d'un plateau ; on ne l'apercevait que lorsqu'on était devant, car do grands arbres fruitiers la dérobaient à tous les regards ; un sentier étroit, bordé de sureaux et d'aubépines, y conduisait. L'habitude aidant, dès que j'eus atteint l'âge de trois ans, je faisais partie de lafamille; famille composée du père et de la mère, d'une tille, d'un garçon et de votre serviteur, l'enfant d'adoption. J'avais sept ans, quand l'ht'^ritier de la famili", mon frère de lait, mourut d'une fièvre maligne. Ce lut vers ce tcîiips même où je souffrais du plus violent débC^poir, causé pur ccttf" pertf\ que jp — 30 — (lus prendre la place de mon compagnon défunt, dans les travaux de la campagne. Les peines que je me donnai durant quelques années turent une bien douce récompense. Indé- pendamment de l'amour, des soins maternels de mes père et mère d'occasion, Suzanne, leur fille, ma sœur de lait. . . . ]\Iais pardon, je ne sais plus ce que je dis. . . . C'est flétrir une fleur trop déli- cate que de l'exposer à la lumière. D'ailleurs, de- puis plusieurs années, Suzanne est mariée, heu- reuse sans moi,.. Quels jours de bonheur que ceux où ie donnais tout à Suzanne, où Suzanne me ren- dait tout ! . . . Donner! ... je dois avoir le courage de vous le dire en face, messieurs et mesdames, oui, les pauvres comprennent mieux la charité que les riches. Le don du pauvre est immédiat; quand un malheureux fait un sacrifice, c'est la chair de ses os qu'il donne. Ce sacrifice, chez lui, procède du courage, de l'amour et de labeurs physiques si fatigants, que vous tous, nobles et bourgeois, ne pouvez comprendre cette sorte d'abnégation : le renoncement de soi, l'amour du prochain. Les véritables vocations naissent presque tou- jours à notre insu ; elles naissent, je dois l'ajou- ter, dans quelque position défavorable que l'homme ou la femme se trouve. A l'âge de douze ans, bien des fois déjà, j'avais esquissé sur la — 31 — poussière des chemins et du bout de mon bâton de pâtre, maintes formes d'animaux et bon nom- bre de grotesques figures humaines. Plus tard, je fus assez heureux pour pouvoir mf procurer une ardoise et un clou. A l'âge de quatorze ans, je remplaçais dans les champs mon père nourricier devenu impotent. C'était une rude tâche ! pourtant, je l'eusse rem- plie en conscience sans les deux sentiments qui absorbaient mon âme tout entière. L'un de ces sentiments, c'était l'amour de Suzanne; l'autre, un morceau de charbon taillé, sorte de crayon avec lequel je salissais tous les murs blanchis à la chaux. Pendant la moisson de l'année 1763, je dor- mais un jour à l'ombre d'une meule de blé, après avoir chargé trois chariots de gerbes. Je rêvais de Suzanne, lorsqu'un mon.sieur que je ne con- naissais point vint me réveiller en me montrant un écu de trois livres. — Pierre, me dit- il, cet écu sera pour toi si tu m'avoues avoir desshié le portrait de M. le curé sur le mur du presbytère. Hélas ! que Dieu me le pardonne ! Pour possé- der l'écu, je répondis affirmativement. Ce mon- sieur, c'était le directeur de la manufacture de Sèvres; possédant ime ferme à Busloup, il y ve- nait quelquefois. — 32 - Que VOUS dirai-je de plus ? Sous le fallacieux prétexte de me faire faire mon chemin , M. Dac- quin m'a fait quitter mon paradis terrestre , il m'a entassé dans un coche et me voilà, moi, Pierre, déposé à Paris comme une marchandise. O mes nobles auditeurs, ne pensez point que mes bougies d'aujourd'hui vaillent mon soleil d'autre- fois, vous vous tromperiez O vanité ! j'ai tro- qué stupidement un bel âne borgne pour un che- val aveugle!... Tenez, vous allez voir le joli résultat auquel je suis arrivé par l'abandon de tout sentiment inné ; n'ayant rien produit par moi-même, je suis devenu un copiste; non un copiste de musique comme l'était l'homme im- mortel que vous avez connu ; non, mais un ser- vile imitateur des peintures d'autrui. Voyez ces sujets do Greuze et de Yatteau qui ornent cette théière, eh bien ! ces copies sont de moi. — Quoi ! ces admirables peintures sont de vous ? s'écrièrent les dix convives àla fois. — Oui ! la reproduction réduite mais exacte de deux dessins tels que ceux-ci, voilà la tâche que je remplis à lamanufacture tous les jours non lériés. J'en prends mon parti, puisque le sort en est jeté. Cependant, je vous lavoue avec sincé- rité, je regrette amèrement mes vertes charmilles , ma douce Suzanne, mes jeunes années et la chau- mière de Bu.-loup. — 33 — — Madame Jean- Jacques Rousseau, dit uu \alet entrant précipitamment. Tout le monde se leva. Presque aussitôt, Thérèse Levasseur Jit son entrée dans la salle. La veuve du philosophe comptait alors cin- quante-huit années , m.ais elle paraissait beaucoup plus jeune ; son costume était celui que portaient, en 1778, les plus riches bourgeoises. — Bonjour à la compagnie... Ah! te voilà, monsieur mon fils oh ! les hommes! les hom- mes ! . . . Pierre, oublies-tu déjà ta mère? dit-elle en se jetant au cou de son fils. — Je ne vous oublie pas, ma mère; j'allais partir à l'instant même avec M. le marquis. — Ah ! Thérèse ! restez ici cette nuit, je ferai mettre deux lits dans la ciiambre bleue, se hâta de dire la comtesse. — Je vous suis bien obligée, madame, mais, non, non. La bonne sœur qui m'a fait retrouver celui-ci de mes enfants me promet aussi de me rendre les autres. On est mère, peut-être Je reviendrai après-demain, vrai!... Puis, c'ett le carrosse de Mme de Boufflers que j'ai... Ainsi, je m'en vas ou je m'en vais, mon pauvre défunt l'épétait toujours que l'un et l'autre se disent. Viens, viens, Pierre, dépêchons-nous. Pierre Garrot se leva. — 34 - — Monsieur le marquis, dit-il à Saint-Lam- bert, mon devoir est de m'en retourner avec ma mère, puisqu'elle s'est donné la peine de venir me cheïcher jusqu'ici; je vous charge de faire mes excuses à ces messieurs et à ces dames. Et, saluant sans autre cérémonie, la mère et le fils se retirèrent au milieu d'un grand silence. De tous les acteurs de cette scène, Diderot était, à coup sûr, le plus impressionné. — C'est prodigieux! disait-il en lui-même, comme ce garçon me ressemble ! voilà bien la figure que j'avais à trente ans. Mais, en mettant ses enfants à l'hôpital, ce diable de Rousseau a- t-il pu s'imaginer qu'ils n'étaient pas de lui?... Cela peut très bien avoir été, car, si j'ai bonne mémoire, l'illustre auteur à'Emile n'aimait de ïiiérèse que le sein magnifique... autrefois Oui, oui, avec toutes ses balourdises, Y ours a parfaitement prouvé qu'il n'était pohit une bête . . en abandonnant ses enfants; il a fort bien pu croire que ces chères créatures provenaient du fait de ses amis... Il était, je le crois, dans le vrai quant à l'un, le premier; quant aux autres. . . Enfin, ce garçon est de Rousseau ou de moi, cela est certain. O Thérèse ! Thérèse ! ô ma belle jeu- nesse éclipsée ! m Sous le règne de l'empereur Auguste, temps où la capitale du monde ancien renfermait deux millions d'âmes, l'habitant du centre de Rome devait marcher trois longues heures enserré dans des murs, s'il voulait sortir de la ville, atteindre la campagne, enfin obtenir un tête-à-tête de notre dame nature. Oubliant, ou peut-être bien ignorant ce fait, Mercier de Compiègne, l'auteur du Tableau de Paris au XVIIF siècle, intitule ainsi le troi- sième chapitre de son livre : Grandeur démesu- rée de la capitale. Et, faisant abstraction de la Rome ancienne, de Londres et du Pékin mo- dernes, il s'évertue dans ce chapitre à nous prou- ver que celui qui n'a i)as vu le Paris de son temps - 36 — n'a rien vu. Cela me rappelle un Savoyard, qui, lui aussi, citait le dicton suivant à tout propos : Qui n'a pas va Ripaille N'a vieil vu qui vaille. O bon Mercier de Compiègne ! cœur enthou- siaste et sensible ! si tu pouvais donc aujourd'hui revoir ton Paris d'autrefois ! Jean-Jacques Rousseau était mort chez le comte René de Girardin, à Ermenonville, le 3 juillet 1778. ■ L'un des dimanches suivants, le vint-cinquième jour de ce même mois de juillet, on célébrait à Montmartre ainsi qu'au hameau des Percherons les fêtes patronales de saint Pierre et saint Paul. Disons qu"en ce jour de juillet, le temps se main- tenait au beau et que le soleil était aussi resplen- dissant qu'il est permis de le désirer dans le bru- meux bassin de Paris. Bien différent de ce qu'il est aujourd'hui, on se fera aisément une idée de ce qu'était, alors, ce terrain du bas de Montmartre, terrain vague, tourmenté et parsemé de guinguettes, quand nous aurons dit, sans autre préambule, que remplace- ment qu'occupent, de nos jours, l'église Notre- Dame de Lorette et le somptueux quartier qui l'entoure, n'était qu'un marché aux porcs. Or, de cette particuJarité locale naissait tout natu- — 37 — icllement la dcnomination de Porchewns . Nos bons aïeux, on le sait, avaient l'habitude fort louable de nommer franchement les choses par leur nom. Donc, dès l'après-midi de ce beau dimanche, mille familles de boutiquiers et d'artisans de Pa- ris avaient quitté leurs comptoirs ou leurs tau- dis pour aller s'évertuer, boire et chanter sur les vertes pelouses de Montmartre. Notons qu'au costume près, aux rixes plus fréquentes alors, car nos pères avaient, comme ils le disaient eux- mêmes, la tête près du bonnet, notons, disons- nous, que ces fêtes populaires n'ont point essen- tiellement changé d'allures depuis quatre-vingts uns. Aujourd'hui seulement, par suite de Y agran- dissement démesuré delà capitale, les guinguett'/s ont été reléguées à quatre ou cinq cents mètres plus haut. On se promène, on s'ennuie, on s'en- iM'e sur les quatre versants de la colline. Vers deux heures, au moment où les saltim- banques préludaient à l'exercice de la grosse caisse, où des promeneurs altérés commençaient à s'attabler sous la tonnelle, un paysan, grand et beau garçon de vingt-cinq ans, arrivait les pieds poudreux, un bâton noueux à la main, devant le cabaret de Ramponneau. Ce garçon, dont les cheveux étaient noirs, le teint coloré, portait avec un sans-gêne parfait sa 3 ~ 38 — ciilotte et sa veste de bure ; mais le bonnet rouge qu'il avait posé sur le coin de l'oreille, ce bonnet, il le portait crânement. Ajoutons de suite, et afin de n'y point revenir, que le prêtre qui avait bap- tisé ce gaillard à l'hospice des Enfants-Trouvés lui avait donné les. nom et prénom de Jean Bu- teux. Il était, disons-le de suite encore, le second garçon de Jean- Jacques Rousseau, de Rousseau, personnage célèbre, dont lui, fils déshérité, aussi léger d'instruction que de soucis, n'avait jamais entendu parler. Cependant, capacité éti'ange, dans son temps et sa condition, ce rustre savait quelque peu lire et écrire. Revenons aux faits. Lorsque Jean Buteux eut enfin, et cela avec une satisfaction évidente, fini de déchiffrer l'en- seigne de Ramponneau, il prit dans mie espèce de poche, sorte de sac qui pendait à l'arrière de son pet-en-l'air, une lettre froissée et crasseuse dont il lut et relut quelques lignes en se grattant Toreille. Bientôt, décidé à entrer, il allait traver- ser une longue salle enfumée où déjà de rares buveurs venaient prendre place, quand une jeune et jolie fille lui dit, en frappant assez rudement sur son épaule : — M'est avis que vous savez lire, puisc[ue vous lisez ; dites-moi si c'est ben ici qu'est le Ram- poîineau. — sn — — Oui, inam'zelle, répondit Jean Buteux en s'inclinant galamment; c'est ben ici qu'est le Ramponneau, pour vous sarvir. Ayant dit, notre joli garçon resta coi. Comme la taille de ce gars n'était guère plus grande que celle de la fille, et comme aussi le vocabulaire et les costumes de l'un et de l'autre de ces person- nages étaient identiques, au sexe près, ils se re- gardèrent. Tous deux nubiles et sages depuis longtemps, il naquit naturellement un invincible et violent amour du simple regard qu'ils se lan- cèrent simultanément. Ce phénom.ène, dont on s'est tant moqué , l'amour à première vue, qui ne semble d'abord !|u'uu paradoxe de romancier, est un fait assez rare, il est vrai, et que sa nature rend peu évident, mais il n'en est pas moins une vérité incontestable. Toute passion ne naissant que d'un espoir ou d'un obstacle à nos désirs, nous succombons tous avec plus ou moins de com- bats aux effets ayant pour cause des besoins physiques ou moraux. Hommes ou femmes, il est rare qu'on fourvoie ses aspirations au delà des sphères qui nous sont révélées par nos tempéra- ments ou nos conditions respectives. Disons-le, les classes pauvres, illettrées, cèdent plus facile- ment à l'attrait, parce qu'elles ont communément moins d'orgueil et de préjugés. Qu'il ait de la tortunc ou de la force, du pouvoir, de la science ou de rimagination, l'individu humain ne pourra jamais s'empêcher de montrer son côté faible ; il aimera toujours quelque chose quand il y pensera le moins : Jean Buteux donc et Joséphine Blot étaient tout naturellement amoureux. Oui, nos deux jeunes gens touchaient à cet instant décisif dans la vie où l'épanchement du cœur et des sens devient un besoin impérieux, une condition essentielle de l'existence. Tandis que le grand garçon, encore sous l'in- fluence d'une seconde œillade décochée par la jeune fille, restait debout sous l'auvent du cabaret en la regardant, ébahi, celle-ci, vive et accorte, sous son casaquin de siamoise et son jupon court, traversa la salle en cherchant des yeux une per- sonne de connaissance. Xe voyant que des étran- gers, et, aucun d'eux ne venant à sa rencontre, elle s'assit résolument sur l'im des bancs de l'une des tables du fond. Ce que voyant, Jean Buteux, voulant, mais n'osant pas, se battit les flancs et finit par s'enhardir assez pour se décider à aller présenter ses respects à la donzelle : le cœur de Joséphine ne s'était pas trompé. Arrivédevant la table qu'occupaient ses amours, JeanButeux frappa ce meuble de son bâton , à coup.s réitérés. Tout ce tapage, il ne le faisait qu'afin de — u — i>e duimer une cuiitenaiice et vraincre la tinrlditc qui commençait à l'empoigner. — ■ Ohé ! une pinte ici ! cria-t-il de ta plus grosse voix. — On y va ! on y va ' pas tant de bruit. Com- bien de verres? lui répondit le garçon. — Ah ! oui , des verres. .. Dam ! si mam'zelle ^■cut boire un coup avec moi, il en faudra ben deux des verres. — Grand merci, mossieu, de votre complai- sance, je veux ben boire un coup avec vous , his- toire de trinquer, vous savez.... répondit José- phine. — Ah ! c'est ben gentil tout de même, ce que vous dites-là , mam'zelle, vrai... — C'est-i pas toujours comme ça? Quand on at- tend, on s'ennuie ; faut-i pas passer son temps? - — C'est vrai tout de même... Quand on at- tend... J'attends aussi, moi, mais je suis ben content d'attendre avec vous. . . A votre santé. — Grand merci ; i'allons boire à la vôtre aussi. Et ne sai'hant plus que dire, quoique ayant chacun une rude démangeaison à la langue, lors- qu'ils eurent trinqué et avalé le contenu de leurs verres, nos amoureux se turent. Ce silence, dont néanmoins le temps fut em- ployé à se dévisager de part et d'autre, de la — 42 "- nifiniëre la plus sournoise, fut interrompu par l'arrivée de quatre gardes françaises, casernes à la Xomelle-France. Ces militaires, qui portaient l'uniforme de la grande tenue d'été, allèrent s'as- t^eoir à l'une des tables voisines de celle qu'occu- pait notre couple endimanché. — Jarni ! si j'étais beau comme ces soldats, dit enfin Jean Buteux, je suis ben sûr que je vous taperais im brin de plus dans l'œil; c'cst-i pas vrai, mam'zelle? — Oui-dà, mossieu, i'aime beaucoup l'habit militaire, répondit Joséphine. — Eh ben , mam'zelle ! foi de Jean Buteux, je serais tout de même capable de m'engager si ça vous faisait plaisir ; vrai ! . . . — Bien vrai { — Vrai ! vrai ! — Tiens ! c'est drôle tout de même ce que vous me dites-là. — C'est la pure vérité. . . ma parole. . . — Mais.... mais alors vous m'aimez donc ben ? — Si je vous aime? Ah! oui. que je voua aime ! — Eh! pourquoi donc que vous m'aimez comme ça ? — Eh ben! parce que... parce que... est-ce que je sais, moi ?. . . parce que vous êtes ben gen- — 43 — tille, quoi!.,. Ah! comment c'est-i qu'on vous appelle? — ■ Je m'appelle Joséphine Blot. Je suis une pauvre fille trouvée ; je suis blanchisseuse et re- passeuse de mon état. Ça vous convient-i ? — Tiens ! c'te bêtise ! si ça me convient ; oui que ça me convient, et crânement encore... Voyez-vous, moi, je m'appelle Jean Buteux, je suis valet de ferme à Saint- Julien-du-Sault... Comme vous un pauvre garçon trouvé, quoi ! Çà vous convient-i itou? Ici, la belle allait sans doute répliquer, mais voyant l'un des quatre soldats, un grand et beau sergent, se rapprocher insensiblement d'elle en se glissant sur le banc, elle n'hésita point, tout en se taisant, de faire un signe de tête d'intelligence à son vis-à-vis. Le sergent, fin matois, compre- nant la pantomime, n'hésita pas, à son tour, de se lever de table. S'étant dirigé vers la cuisine, il mit un charbon ardent sur le tabac que contenait sa pipe, puis s'en revint vers nos amoureux, en lançant d'énormes bouffées de fumée et frisant sa moustache. Ce temps que le sergent perdit à chercher son exorde, Jean Buteux et sa compag-ne l'em- ployèrent à jeter d'anxieux regards sur tous les buveurs qu'ils pouvaient apercevoir, mais par- ticulièrement sur toutes les personnes qui en- traient. Le découragement se peignait déjà sur leurs traits, lorsque le sergent vint se poser fière- ment devant eux. — M'est avis, dit-il , en toisant fièrement notre pa3'san du regard, m'est avis que vous êtes amou- reux rimpour l'autre. Il n'y a pas de mal à cela, au contraire. jMoi qui vous parle, jai ::èté amou- reux, et. Dieu merci, je le suis encore. Puis, voyez-vous, un bon Français, une bonne Fran- (,>aise, quand on se porte bien, c'est toujours amoureux. Vous êtes Français, que je suppose? — Si je sommes Français ! répondit Jean Bu- teux en se levant raide comme un pieu, je le crois fichtre ben que je sommes Français ! Pas vrai, Joséphine? — Bravo! vive le roi! vous méritez de boire avec nous à la santé du roi. Voulez- vous boire avec nous à la santé du roi ? répondit le sergent. — Pour ça, tout de même, je boirons ben à la santé du roi, si ça fait plaisir à Joséphine? — Je veux ben cpie tu boives à la santé du roi, mais je ne veux pas que tu te sorties; si tu te soûles, Jean, je ne t'aimerai plus, répondit José- phine en faisant une petite moue caractérisée. — Y a pas de danger, la uelle; des hommes, c'est pas des chiens. A boire! à boire! buvons, mes amis. A la santé du roi ! - 4S - — A la santé du roi ! répétèrent ses trois ac- colytes. Et le sergent, ayant porté un second teste aux soldats français, entonna une chanson de caserne qui commençait ainsi : Trois jolis tambours revenant de la guerre ; Plan, plan, ran tan plan. Et répétant le refrain de la voix et du verre, que chacun d'eux faisait résonner sur la table à chaque couplet, les quatre gardes françaises terminèrent cet acte de libation par cette phrase sacramentelle. — Oh ! la belle vie ! que la vie de soldat ! — Oui! exclama le sergent. Etre bien paye, bien nourri, bien habillé et ne rien faire; avoir le sabre au côté pour aller farauder; être choyé, bi- chonné, caressé par les jolies femmes de France et de Navarre, c'est une belle vie, ou il n'y en a pas sous la calotte du ciel... Ah! bigre! dis, veux-tu entrer dans notre régiment? reprit-il en s'adressant à Jean et se donnant l'air d'avoir trouvé une idée. — Dam! je sais pas... Combien qu'on gagne ( — Dix écus que v'ià ; ils seront à toi aussitôt que t'auras signé, ou bien que t'auras fait une croix avec une plume et de l'encre au bas de ce papier plein d'écritures, .1. — iG — — Moi, je ne VGiuc pas; j'aime inioux nion Jean comme ça qu'il est, se hâta de répliquer Joséphine . — Qu'est-ce que ça vous fait, à vous, la fille, voyons 1 Jean sera soldat et vous cantinière. . — Je ne suis pas cantinière, je suis blanchis- seuse. — Ça ne fait rien. Vous serez blanchisseu>e aussi, si vous voulez; des soldats, ça ne manque pas do linge sale à laver. — Tiens, Jean, bois un coup ; tu seras sergent comme moi l'an qui Aient. — 3Iorgué ! ça m'est égal ; si Joséphine veut, nioi je veux ben aussi ' Autant être soldat que valet de ferme à vingt écus par an. J'aime l'ha- bit militaire, moi; je suis un homme ! oui, que je suis un homme, — répétait Jean Buteux, la lan- gue déjà épaissie par de trop fréquentes rasades. — Xenni ! nenni ! Jean, mon Jean, je ne veux pas que tu t'engages ; tu fais une bêtise ; tu t'en repentiras. . . Je ne t'aimerai plus. . . Allons, Jean , viens nous-en, répéta Joséphine en se levant. — Pardine ! c'est tout du contraire ! tu m'ai- meras ben mieux avec un bel habit. Vois-tu, Joséphine, je viens de faire trente lieues. .. Reste donc assise... qu'est-ce que je disais donc ?.. . ah ! je viens de faire trente lieues d à-pied, parce qu'on m'a écrit dans une lettre que v'ià que je verrais ma mère ici, chez le Ramponneau. Bah ! . . . c'est une niche du diable; je le vois ben, à c'te heure... 3Ia mère!... aile ne vient pas... Ah! ben ! crac ! je m'engage ! -^ Ah ! bonne sainte Vierge ! c'est de vrai, comme moi... Attendons, mon Jean, elles vien- dront peut-être , nos mères , la tienne ou la mienne... Et ce disant, Joséphine passait l'une de ses mains sur ses yeux. — Palsambleu ! les amoureux , finissons-en ! Voilà dix écus de trois livres ; ils sont tout neufs. Veux-tu les prendre, oui ou non? s'écria le ser- gent, en étalant les dix pièces sur la table. — Jean, pour l'amour du bon Dieu ! ne les prends pas. Moi, je gagne vingt-quatre sous par joiur; y-en aura pour nous deux. — Xenni! nenni! Joséphine; partageons comme homme et femme, puisque tu seras ma femme ; v'ià cinq écus pour toi, v'ià cinq écus pour moi. C'est que je t'aime ben, vois-tu ; mais je n'aime pas qu'on me fasse des niches. . . Venir de trente lieues !... Je m'engage, moi ! Voyant le sergent mettre une plume dans la main du jeune homme, en même temps qu'un au- tre soldat poussait devant lui un acte d'engage- ment. Joséphine ne s'évanouit point, ainsi qu'au- rait pu le faire une femme vaporeuse, mais elle resta immobile sur son banc : elle était pétrifiée par la douleur. Jean Buteux signa. En ce moment, quatre per.sonnages, mis à la dernière mode et tout à fait étrangers à l'établis- sement, faisaient leur entrée dans la salle. IV Avant d'introduire ces nou\'eaux personnages sur notre scène, nous pensons devoir reprendre, à son point de départ même, l'un des faits princi- paux qui constituent notre récit. Sœur Sainte-Catherine était une de ces rares religieuses qui possèdent par tempérament la vo- cation de leur état. Enfant trouvée elle-même, n'étant jamais sortie des salles de l'hospice, elle ignorait tout du dehors à l'âge de seize ans, n'a- \aitpas la moindre idée du monde. Sans passion, habituée dès son extrême jeunesse aux règles sé- vères de l'asile oii elle avait été élevée, nourrie sur lieu, jamais son esprit, plus que ses yeux, n'avait dépassé les limites du Parvis. Lorsque le temps de prendre un état fut arrivé pour elle, la pauvre fille se désolait, uc .-.acliain quel parti prendre. — Si tu veux être uuc bonne sœur, Catherine, tu resteras avec nous ; nous te ferons prononcer tes vœux, lui dit la supérieure. — Oui, ma mère, je serai bonne sœur, répon- dit-elle. Depuis ce jour, et durant sa longue carrière, toujours douce, simple, active, Catherine conti- nua d'aimer, de soigner , avec une sollicitude toute maternelle, les pauvres enfants, ses cohéri- tiers en misères, que la société abandonnait aux soins de son immense charité. Ce genre de vie, Catherine le continua jusqu'à la création du personnel administratif de l'hospice saint Philippe-du-Gros-Caillou, nommé plus tard hospicf^ Nccker, établissement dont notre bonne sœur fut nommée supérieure, vers les premiers mois de l'année 1778. Ce fut par ce grade dans la hiérarchie de l'assistance publique que le con- seil des hôpitaux de Paris crut devoir récompen- ser les cinquante années de services de la bonne Catherine. Or, avant déjà été relancés, pour ne pas dire plus, par l'insistance de Mme de Luxembourg et de son valet la Roche, lorsque, à son tour. Thé- rèse vint les consulter sur le sort de ses enfants, le lendemain de la mort de Rousseau, M. le di- - 5i - rc-fteur et les employés de l'hospice des Enfants- Trouvés crurent faire merveille, pour se débar- rasser d'elle, de l'envoyer rendre une visite à la nouvelle supérieure de l'hospice du Gros- Caillou. Contre l'attente de ces messieurs, cette nou- velle démarche eut un succès aussi favorable qu'inattendu; car l'aîné du philosophe, l'enfant au chiffre, n'avait pas même été perdu de vue par la bonne religieuse. Sœur Catherine gardait îneme tout entier, dans un petit coin de son cœur, avec la vanité de se croire la seule personne qui s'en souvînt, le souvenir parRiitemeiit intact do cette particularité . On l'a dit avec raison : les extrêmes se tou- chent. Peut-on rien imaginer de plus disparate, de moins semblable entre eux, que les sentiments et les caractères de ces deux femmes, Catherine et Thérèse"? Quelle conformité d'idées pouvait- il résulter des aspirations ascétiques de l'une, des désirs mondains de l'autre ? Aucun, assuré- ment. Pourtant, dès qu'elles eurent causé pen- dant cinq minutes, nos bonnes vieilles se plurent réciproquement ; un attrait aussi irrésistible qu'il était nouveau les unit au premier abord. Mais, encore une fois, quelle pouvait être la nature de cette sorte d'attraction ? C'était tout simplement la différence des écoJes et du monde où chacune =- Ô2 ~ d'elles avait vécu ; c'était un véritable sentiment de curiosité. Ce fut donc en faisant maint voyage à l'extré- mité de la rue de Sèvres, en évoquant péniblement ses souvenirs , en exaltant la pitié et les géné- reux instincts de la bonne sœur, que Thérèse put enfin marcher sur la voie de quatre de ses enfants et espérer de les retrouver tous, avec le secours de son fils aîné, de Pierre, dont l'intelligence, le lecteur a pu s'en convaincre, n'était point des plus communes. Quant au cinquième enfant de Jean-Jacques , à la Benjamine de cette famille perdue et retrouvée, voici un fait qui lui est re- latif. Après l'une des longues conversations qu'eu- rent ensemble ces deux femmes, sœur Catherine disait à Thérèse, qui se retirait en faisant force révérences ; — Oui, chère dame, oui, le bon Dieu l'a prise votre belle enfant. Je me souviens même très bien de la marque qu'elle portait derrière le cou ; elle pleurait assez, la pauvre ange ; elle criait que c'en fendait le cœur : c'était une pitié, quoi ! Oui, le Seigneur a pris son âme et nous a laissé le corps... Je m'en souviens comme si cela ne s'é- tait seulement passé qu'hier, vrai ! . . . — Ma pauvre chère enfant ! . . . : — Qu'v faire? faut vous consoler, bonne mère. Souvenez-vous de la mère du Saa\eur Novaut aou divin fils... — Ah ! dam ! pour ça, on est bien force de se consoler c[uand on ne peut pas faire autrement. Je reviendrai vous voir, n'est-ce pas, ma soeur t Je ne vous ennuie pas, au moins ? — Oh! certainement, certainement, i|ue vous ne m'ennuyez point. J^^Jibien ! à revoir, à revoir; à bientôt. Et les deux femmes s'clant quittées à la grille du parloir, sœur Catherine aisa.it in pe lia, enreri- trantchez elle, tandis que Thérèse remontait dans son fiacre : — Je ne lui ai pas menti. . . non, que je ne lui ai pas menti... Le Seigneur a pris son âme et nous a laissé le corps. Où pourrait-elle être mieux ? une âme si douce, si blanche, que ça fait plaisir à voir ! . . . Tiens ! . . . mais je veux qu'elle vienne ; si c'est mon idée, à moi. . . elle viendra. . . Sœur Catherine sonna en terminant ce mono- logue. Aussitôt une sœur de service entra. • — Dites à sœur Amélie que je l'attends ici, tout de suite. — Oui, ma mère, répondit la sœur en croi- sant les bras sur la poitrine et faisant une légère inclinaison de tête. DeiLX minutes s'écoulèrent, deux minutes après ~ 54 ~ lesquelles sœur Amélie entrait rapidement et toute joyeuse clans le salon-cellule de la supé- rieure. Amélie Xiel, le dernier enfant de Jean- Jac- ques, était cette même créature vagissante dont nous avons parlé aux premières pages de ce li- vre. Née en 1761, elle comptait donc en juillet 17781e poétique nombre de dix-sept printemps, pour nous servir de l'expression de ses contem- porains. Quand elle n'est pas absolument disgraciée de la nature, toute fille est jolie à dix-sept ans; et Amélie était loin d'avoir été déshéritée de notre commune mère. Svelte et plutôt grande que petite, voilà pour la taille. Quant au minois de la no- nette, qu'on nous pardonne cette trivialité, il était plus agaçant qu'austère Peau fine et teint blanc légèrement coloré, visage ovale et yeux bleus expressifs , front développé, nez retroussé, c'est-à-dire à la Roxelane, et bouche moyenne ; tels étaient les principaux traits de ce jeilne vi- sage. 3Iaintenant, si nous ajoutons à ce portrait des cheveux de cette nuance dorée que Raphaël donnait à ses vierges; cheveux crêpés, qu'on apercevait à peine comme des fils de soie natu- rels, ondoyant sous une guimpe blanche, on aura le signalement peut-être trop concis, mais vrai du moins, de cette adorable fille d'Eve. — oo - — Me voilà! me voilà! que me voulez-vous, ma mère? criait-elle avant même que d'être entrée. — Ah! oui... ce que je te veux... Qu'est-ce que je voulais te dire?. . . Allons, voilà que je ne m'en souviens plus. . . C'est égal, viens m'embras- ber, ma fille ; je te parlerai après de choses sé- rieuses. A cet appel, Amélie ne fit qu'un bond pour aller déposer un candide baiser sur le front de Catherine. ■ — Toujours douce, bonne, innocente comme l'enfant qui vient de naître... Bien! ma fille, bien ! , . . dit la supérieure en serrant la jeune no- vice dans ses bras. Tiens, reprit-elle, assieds-toi là un moment; je veux te causer; c'est pour garder ton âme à Dieu, vois-tu, ma chère pe- tite. — Oh ! comme vous me dites ça !.. . — N'est-ce pas, mon enfant? C'est que jusqu'à présent tu n'as encore rien vu, rien entendu de sérieux, toi; il est des choses. . . — Ah bien, oui, dites-moi quelque chose do sérieux, ma mère, ça m'amusera. Cette saillie naïve fit sourire la supérieure, qui reprit : — Amélie, je veux connaître ta pensée tout entière sur une chose qui ne regarde que toi seule; voyons, ne ris pas; écoute-moi bien. — Je vous écoute, lua nirie. — Allons, voilà que je ne sais plui quoi dire, ;i présent... Ah! j'y suis... Amélie, si tu retrou- vais ta mère, ta véritable mère, celle qui t'a abandonnée, que ferais-tu? — Ce que je ferais'... je ne sais pas... Tua mère, dites-vous? — Oui, ta mère, celle à qui tu dois le jour; dis. quitterais-tu l'ordre charitable du bienheu- reux Vincent de Paul, état qui conduit droit au ciel? refuserais-tu de prononcer un vœu de six ans? m'abandonnoi-ais-tu, moi, ta seule protec- trice , ta supérieure , ta bonne vieille Cathe- rine'?... — Non, ma m«re, non; que la femme dont vous me parlez existe ou n'existe pas, je vous aimerai toujours comme vous m'avez toujours ai- mée. Vous êtes si bonne ! — Oui, n'e. cintes, lorsqu'il se rabattit sur nos connais- sances. — La dame de pique! s'écria-t-il. - 100 - — C'est moi qui l'ai, répondit Joséphine. - — En^ce cas, ma toute belle, donnez-vous la peine de me suivre. A cette injonction, Joséphine, devenue rouge comme une cerise, se disposait à sortir du rang, lorsque son compagnon se prit à interpeller ainsi le sieur Moreau : —Dites donc, l'homme, je ne veux pas que Jo- séphine parle comme ça toute seule avec vous, moi. Quoi que c'est que vous voulez lui dire à Jo- séphine? — Oh ! oh ! l'amoureux ! la jalousie nous fait donc tourner la tête aujourd'hui?. . . Des donzelles, j'en ai vu bien d'autres dans mes voyages. Eh bien! ça m'est égal. Valet de trèfle, venez écouter ce que je vais dire à la dame de pique ; ce sera faire d'une pierre deux coups. — Dà ! j'aime mieux çà. Et entraînant sa compagne hors du cercle pour suivre le banquiste, Jean ajouta : — !\ous vlà. Dites-nous ce tas d'affaires, à présent. — Ecoutez, jeunes gens, vous en aurez pour vos quatre sous. Ecoutez!... vous vous aimez bien, n'est-ce pas? — Sapristi! oui, que j 'nous aimons ben ? — Je lis dans l'avenir, écoutez!... Travaillez l'un pour l'autre et aimez-vous toujours; mais, pour ne pas mentir, je dois vous avouer qu'il y a un peu de louche dans votre situation; oui, un louche du diable ; c'est des canailles qui veulent vous faire du tort. Cependant, ça ne sera rien; les canailles n'empêcheront pas le valet de trèfle d'épouser la dame de pique ; oui, tous ces gens-la quise disent vos parents, ça ne vautpas unbon ami , la corde pour les pendre. . . faut pas les écouter. . . faut travailler, être bien gentils. Puis, comme il doit vous écheoir un héritage, je ne sais pas quand, ^ous vous marierez, vous aurez des enfants et vous serez heureux. . . voilà ! . . . — J'nous marierons? j "aurons des enfants?... Nenni, puisque Joséphine et moi j 'sommes frère et sœur! — Frère et sœur ! . . . bah ! Ah ! ça, par exem- ple, les cartes ne mentent jamais... c'est une blague... on vous aura changé en nourrice, parole d'honneur. Et, ses quatre sous étant gagnés, le cartoman- cien rentra dans le cercle. — Allons-nous-en; tout ça c'est des bêtises, dit Joséphine en prenant le bras de Jean. — Des bêtises, des bêtises. . . qu'en sais-tu?. . . l'homme a bien dit : Il y a des gens qui se disent vos parents et qui ne valent pas la corde pour les pendre... Crois-tu que c'est notre mère, c'to vieille qui va se remarier?. . . des craques, tout çu ! (). — 102 =- en v'ià une de mère. Pourquoi qu'a nous a aban- donné», alor:»?... Vois-tu, y a queuque chose là- dessous. — Je ne sais pas, moi; pourquoi donc qu'elle était si contente de nous voir, not' mère? qu'elle m'a tant embrassée que ça faisait pleurer? — Dam ! si c'était son idée de t'embrasser, à c'te femme. . . Tiens ! qu'est-ce que c'est que ça? — Ah! ça, c'est Henri lY ; j'sommes sur le Pont-Neuf. — Henri IV ! Ah ! c'est ce cheval-là qu'est Henri IV? Il est trâne tout de même, avec c't'homme qu'est dessus; j'ons ben entendu par- ler de lui à Saint- Julien-du-Sault. . . Mais, mais, c'est-i ben loin le pays oii qu'tu me mènes, dis, Joséphine? — Oui, que c'est loin. C'est pour ça qui ne faut pas s'amuser, il est bientôt six heures. — Oui, mais, dans ce pays, où c'est-i que je coucherai ? — A l'auberge, donc; il n'en manque pas, à Sceaux, des auberges. Tous ces messieurs qui viennent voir monseigneur de Penthiè^■re couchent au château, mais ceux qui viennent pour M. de Florian couchent à l'auberge. On est bien aussi à l'auberge ; t'as de l'or et de l'argent pour attendre, dà! et quand t'en auras plus, ta Joséphine t'en donnera. ^ 103 -^ — Ah ben ! allons; t'es une bonne fille I noiî de nom que je t'aime ! mais j'ai soif ! — Ne vas-tu pas encore t'arrêter? Tu boiras à Montrouge, — T'as raison, ma petite femme ; faut pas tou- jours boire. Bernique pour Saint- Julien-du-Sault. J'suis-t-i content d'être venu à Paris. Allons, vite. Et, partant du terre-plain du Pont-Neuf, le trère et la sœur reprirent leur volée allègrement, côte à côte, comme de vieilles 'connaissances. Causant de leurs affaires en chemin, ils allaient entremêlant leurs joies et leurs douleurs passées avec de beaux rêves d'avenir. Naturellement bons, et rencontrant pour la première fois, à l'âge où les sens se révèlent, un cœur sympathique à leur cœur, Jean et Joséphine n'essayèrent même point de s'expliquer la nature de leurs sensations. Tous deux comprenaient instinctivement qu'ils sor- taient de la même école, qu'ils s'aimaient et s'es- timaient pour tout de bon. Leur psychologie amoureuse n'allait pas au-delà des faits, n'objec- tait rien au cri de la nature. Le trajet du Pont-Neuf à Montrouge, par le Luxembourg, peut aisément s effectuer à pied en moins d'une demi-heure; mais pour cela faire, il ne faut pomt llâner, et, flâner, c'était à quoi, en traversant Paris pour la première fois, Jean Bu- teux était passionnément enclin. Oui, malgré las — 104 — exhortations, les tiraillements de sa sœur, ce brave garçon s'arrêtait tous les dix pas; tantôt c'était devant une belle dame ou un garde du corps ; tantôt c'était deAant une statue ou un marchand de coco que notre gobe-mouche s'extasiait. Flâner! délicieux passe-temps do l'observateur! Eh ! qui de nous n'a pas, au moins une fois en sa vie, laissé errer à l'aventure son esprit et ses jambes? Penser qu'un monsieur qui n'a jamais ilâné ait pu observer quelque chose, et croire que la lune est une lanterne, sont deux convictions parfaitement identiques. IMaître loup, qu'observe-t-il, lorsqu'il court pressé par la faim à travers bois et taillis? pas grand' chose. Et ce monsieur affairé qui traverse en la coudoyant la foule d'une grande ville, qu'observe-t-iH Donc ce bipède et ce quadrupède courent, courent, chacun de leur côté, exclusivement occupés de leurs ap- pétits respectifs. Le fils de Rousseau llànait donc dans l'avenue de l'Observatoire comme il avait flâné jusque-là dans les autres carrefours. Or, comme l'avenue de l'Observatoire participait alors de Paris et de Montrouge, il y avait foire tous les dimanches, c'est-à-dire que les promeneurs, les joueurs de boules et les petits marchands y faisaient un tintamarre fort amusant pour les gens de l'espèce de notre flâneur. — 103 -» Voyant beaucoup de monde rassemblé autour d'un marchand et quelques personnes sortir de ce groupe tenant à la main des petits bonshommes de plâtre, Jean Buteux, qui voulait tout voir, se- lon son habitude, entraîna Joséphine de ce côté et s'approcha du marchand. — A six blancs pièce les deux grands hommes Jean-Marie Arouet de Voltaire et Jean-Jacques Rousseau; cinq sous les deux! Voyez, messieurs et mesdames , la vue n'en coiite rien ; c'est très bien fait. Il n'y en aura pas pour tout le monde. Comme le marchand répétait ce refrain quatre ou cinq fois par minute, Jean, prêtant une oreille attentive, dit à Joséphine après une assez longue pause : — Pardienne ! m'est avis que Jean-Jacques Rousseau, c'est comme ça que s'appelait not' père, iju'on dit?... — Dam ! je cret ben aussi que c'est comme ça que c'est écrit sur la lettre. Tiens, toi, lis, puisque tu sais lire. Et, tout en prononçant ces paroles, la jeune fille, écartant son fichu de madras, tira de son sein une lettre décachetée qu'elle remit à son compa- gnon : — J'ai ben la mienne itou de lettre, répliqua Celui-ci; mais ça ne fait rien, je la lirai tout de même. Je sais lire l'écriture, moi, tu vas voir. — 106 — Puis, sans se préoccuper de ses voisins, sans se douter le moins du monde que cette lecture , faite en public , pouvait paraî tre ridicule ou étrange , notre paysan déplia sa lettre et ;^e mit à marmo- ter, ou plutôt à en épeler le conteiîu tout bas, jus- qu'à ce qu'il eût trouvé ce nom de Rousseau qu'il cherchait. — C'est tout de mêjne ça , reprit-il bientôt ; oui, c'est écrit : Jean- Jacques Rousseau. . . on sait lire peut-être. Dis, Joséphine, je veux l'acheter, moi, notre petit bonhomme de père. Six blancs, c'est pas cher... Tenez, l'homme, dit-il au mar- chand, voilà une pièce de douze sous ; rendez-moi neuf sous et demi. — Je ne vends pas mes bustes dépareillés; c'est cinq sous la paire. — C'est pas la paire , c'est not' père que je veux; c'est c't-ilà qu'y a dessus Rousseau; l'autre, je le connais pas, j'en veux pas. — Si tu n'en veux pas, répliqua le marchand, laisse-le, et va conter tes balivernes à la foire ul ton village ; xa., mon gars , va; si tu étais le fils de mon petit bonhomme de plâtre, tu ne serais pas si bête. — Oh ! c'est bien vrai I D'ailleurs , Jean-Jac- ques Rousseau n'a pas élevé d'enfants; il mettait les siens à l'hôpital, dit une femme jeune encore et d'un c-enre difficile à classer. - 107 — — Oui, certainement, madame, vous avez rai- son. J'ai entendu dire cela plus de vingt fois , se hâta de répondre une vieille coquette. — Quoi ! quoi ! cette ficelle là, le fils de Jean- Jacques ! Et depuis quand un homme de génie se permet-il de procréer des ânes? dit en riant un étudiant de dixième année. — Quoi que c'est? quoi que c'est! eh ben ! oui, je suis l'enfant du petit bonhomme que v'ià . . Jo- séphine aussi est sa fille. . . Je ne l'ons jamais con- nu, mais c'est égal; je vas casser cfieiiq chose à celui qui voudra se ficher de moi et de Joséphine. Alors, excité par ses trop fréquentes libations, Jean Buteux se dégagea du groupe et se mit en garde, son bâton prêt à la parade. Effrayée de cet état d'exaspération , sa sœur eourut à lui : — Mon Dieu ! que t'es bête, mon pauvre Jean î ^■iens-t'en. Quoi que ça te regarde tout ça'l Et presque aussi forte que lui, elle entraîna no- tre discoureur sur le chemin de Montrouge. — Bah ! au fait, t'as raison; c'est tous des im- béciles; allons nous-en , dit-il. Sur ce, nos amou- reux , qui ne se croyaient point en droit d'être sensibles au ridicule, partirent, accompagnés des huées et des quolibets de la foule. Un quart d'heure s'était à peine écoulé depuis cet incident, que nos jeunes gens causaient, assis ^ i08 - Pîi face l'un de l'autre, sous la tonnelle d'un caba- ret. Éclairés par les dernières lueurs du 'cré- puscule, ils devisaient de choses et d'autres en vidant une pinte de petit vin . Voici ce qu'ils se disaient : — Crénom ! vois-tu, Joséphine, je suis pas lâ- ché d'être venu à Paris parce que je te connais ; mais tous ces Rousseau-là, ça m'embête. . . Je som- mes les enfants du Jacques ou je ne le sommes pas ; faut se dépêcher de savoir ce qu'il y a là- dessous. Dis, qu'aimes-tu mieux que je saye, toi? veux- tu que je sayeiow frère ou ton homme? — J'aime mieux que tu saye mon homme, dà ! — Et moi itou , j'aime mieux que tu saye ma femme. — Mais, mais, je sais pas. . . c'te pauvre mère. . . elle dit ben que je sommes ses enfants ; elle pleu- rait devant les messieurs comme une vraie Made- leine. — Dam ! dam ! alors pourquoi qu'on l'appelle madame Rousseau, et toi, que tu t'appelles José- phine Blot, et moi Jean Buteux?. . Va, vrai, vrai! faut qu'y ait queuques diableries là-dessous... Vrai ! j'aime mieux me marier. — Que veux-tu que j'te dise? Oui , iaut ben qu'y ait queuque chose... mais ils t'ont racheti^ de l'état militaire ; ils nous ont donné à chacun un beau louis de 24 livres. . . Des louis, mon Jean , — 109 — ça n'se donne pas pour rien. Nenni! y faut ben travailler des jours pour en gagner seulement la moitié d'un, qu'on appelle une pistole. — Les louis, c'est pas la dame qui les a don- nés, c'est le vieux mosieu. Pargué ! oui, qu'y faut qui saye riche tout de même pour donner comme ça tant de louis. . . Eh ! je veux le voir, moi, mon louis. Et tout aussi simple que l'était Jocrisse, Jean tira de sa poche une immense bourse de cuir attachée par un cordon de même matière à l'une des boutonnières de sa veste. Ayant retiré le louis de cette sorte de sac, il le contempla , le pesa et le repesa si longtemps dans sa main qu'il impa- tienta Joséphine. — Oh ! lambin, que t'es bête! j'en ai ben deux, moi, des louis, puisque j'avais apporté tout mon argent pour le cas que not' mère en aurait eu be- soin; mais je les regarde pas comme ça... Ah! mon Dieu! voilà huit heures qui sonnent!., j'ons manqué la patache ! C'est égal ; allons-nous-en tout de suite. Pour aller d'ici à Sceaux d'à pied, il faut ben une heure et demie. . . en passant par Bagneux encore. . . voilà la nuit qui vient, lambin, va ! . . Cela dit, Joséphine se leva précipitamment. — Jamigué ! t'as raison , allons ! J'ons bu un bon coup , j 'allons marcher dru ! va! Jean ne s'était pas encore levé de dessus son 7 — îiO - banc, que déjà deux hommes à rnines peu rassu- rantes se levaient également près d'eux Sépa- rés de la tonnelle où venaient de boire nos incon- séquents voyageurs par un simple treillage garni de plantes grimpantes, ces individus avaient écou- té, sans mot dire et sans être vus, toute la con- versation que nous venons d'écrire. Au regard significatif que l'un de ces hommes venait de lancer à l'autre , il reçut pour réponse à l'oreille : — On pourrait au moins compter sur trois louis, s'il n'y en a pas quatre. — Oui, au moins.. — Pige!.. — File!.. Et ces mots échangée , comme Jean et José- phine sortaient du jardin, ces hommes les suivi- rent. ^// vra Lorsqu'en ce même jour, vers quatre heures et demie, Pierre et Thérèse, descendant du fiacre qui les avait amenés, entrèrent à l'hospice Saint- Philippe, une grande agitation régnait dans cet asile ordinairement si paisible. La supérieure de l'établissement, notre charitable sœur Catherine, venait de rendre son âme à Dieu après soixante années de sacrifices. Du reste, nous avions fait prévoir cette mort au lecteur. Oui, la seconde mère des enfants de Rousseau était morte presque subitement, morte du chagrin que lui avait causé l'amour mondain de sa fille d'adoption, ou plutôt elle tombait frapp(?e par la perte d'une matei-nelle et incommensurable illusion. Arrivés au parloir, où Thérèse n'était point — 112 — tout à fait inconnue, la mère et le fils ne surent (l'abord à qui s'adresser; car, alors, tout le per- sonnel de la maison, y compris les malades con- valescents, s'évertuaient à parler à la fois. C'é- tait en partie sur les causes du décès de la su- périeure que les imaginations et les langues s'ani- maient. A la fin, cependant, l'une des sœurs, apercevant deux étrangers, alla s'informer près d'eux du mo- tif de leur présence. — Ma sœur, nous désirons parler au docteur Tissot, répondit Pierre en s'inclinant. — Le docteur vient de sortir, monsieur ; il est probablement rentré chez lui, rentré malade du chagrin que lui a causé la mort de notre regret- table supérieure. — Ah ! mon Dieu ! morte !.. déjà ! . , . . Moi qui l'ai vue si bien portante ce matin... Ce que c'est que de nous ! . . . — Oh ! pardon ! est-ce à Mme Jean-Jacques Rousseau que j'ai l'honneur de parler? — Oui, ma sœur, c'est moi, moi-même, et voilà mon fils aîné, le frère d'Amélie; où est-elle, cette chère enfant? dites, je veux la voir. — En ce moment, madame, Amélie pleure au chevet du lit de notre tant regrettée défunte. — Cte brave fille, ça se comprend qu'elle pleure... Dites-lui donc que sa mère est ici, au - 113 — parloir, qu'elle est avec son frère; hein ! ma sœur, vous serez bien gentille. La religieuse ne répondit point à ces paroles; elle se contenta de jeter sur Thérèse un regard plein d'étonnement et de dignité; puis, inclinant légèrement la tête sur sa poitrine, elle sortit. — Tiens ! c'te petite nonne ! as-tu vu, Pierre, comme elle est sérieuse ? on dirait d\in chat qui mange de la crème. Cette saillie de mauvais goût ne fit point sou= rire Pierre; sa mère le vit se pincer les lèvres et aller assez dédaigneusement s'asseoir sur un banc, à l'autre extrémité de la salle. Soit qu'Amélie eût témoigné le désir de rester seule pour garder la défunte, soit qu'elle eût voulu se recueillir, ou soit pour tout autre motif, toujours est-il qu'au moment oii la religieuse entra dans la cellule mortuaire, elle n'y trouva plus, de tout le personnel de l'hospice, que la jeune novice pros- ternée. Un christ d'ivoire jauni, se détachant sur un fond noir et appendu au-dessus d'une lampe allumée, de longs rideaux de serge interceptant le jour et tombant de tout leur poids devant les croi- sées, tel était, en y joignant une armoire im- mense, un lit sans baldaquin, le rigide ameuble- ment de ce lugubre intérieur. En présence du corps inanimé de sa seconde mère, de cette douce Catherine qui lui avait par — Iti — anticipation légué en affection les dernières anncts de sa vie, Amélie Niel, sans pleurs dans les yeux, comme il arrive à toutes les grandes douleurs, Amélie priait avec ferveur, agenouillée aux pieds de la morte. En cet état de pro!>tralion morale, la pauvre enfant avait l'imagination trop frappée de son malheur pour qu'il lui eût été possible, par un effort de raison, de remonter des effets aux causes; aussi s'attribuait-elle, ou plutôt elle attribuait ù son amour pour Charles, son fiancé, toutes les conséquences de ce fatal trépas. * Comme la porte de la cellule était restée en- tr'ouverte, la compagne d'Amélie put entrer sans bruit et s'approcher de la novice. Absorbée par ses douloureuses réflexions, la pauvre enfant était presque aussi inanimée que le cadavre dont elle pressait les doigts glacés dans ses maiiis brû- lantes. — Ma sœur, dit la messagère en lui frappant doucement sur l'épaule, ma sœur, Mme Rous- seau, votre mère, ainsi que ]\I. votre frère aîné, sont en bas; ils vous attendent au parloir. Amélie ne répondant point, la sœur recom- mença de proférer les mêmes syllabes en les ac- centuant — Ma mère! ma mère, dites-vous?... Oh! je n'ai plus de mère. . . la voici , ma mère, là ! ... là !.. . morte ! morte ! mon Dieu ! — lia — Et cette fois, trouvant une issue, d'abondante'â ]armes se firent jour en même temps que ces der- nières paroles sortaient comme un râle plein d'an- goisses de la bouche d'Amélie. — Oh ! comme vous souffrez ! ... je vais dire en bas qu'on revienne, n'est-ce pas? qu'on revienne un autre jour, quand vous serez un peu consolée. — Oui, oui, dites cela; qu'on revienne... Mais, mais, reprit-elle en se parlant à elle-même, je ne les connais pas ! . . . Ma mère. . mon frère. . . pour- quoi m'ont-ils abandonnée? Est-il bien vrai (jue cette femme qui m'attend soit ma mère?... que cet homme soit mon frère?... que me veulent- ils?... Oh! sainte Vierge, que la tête me fait mal ! — • Descendez, ma sœur, descendez prendre l'air dans le jardin; cela vous fera du bien; je veillerai notre chère supérieure. Seulement, dites à sœur Louise de monter pour me tenir compa- gnie ; je ne me sens pas le courage de rester ici toute seule. — Oui, ma sœur, restez, restez ici un mo- îuent ; mais priez, priez, pour échapper aux si- nistres pensées. Et, ces paroles prononcées, Amélie sortit en mettant une main sur ses yeux, pour les pré- server des cblouissements que pouvait produire le — 116 — Oubliant la recommandation qui venait de lui être faite, absorbée qu'elle était par son mal de tête, quand elle fut arrivée au bas de l'escalier, au lieu de tourner à droite pour entrer au parloir, Amélie, par une simple habitude et certainement sans penser à mal, alla droit devant elle vers l'or- meau que nous connaissons. Ce fut alors, en la voyant passer de l'une des croisées du parloir, que la sœur de garde dit à Pierre et à Thérèse : ■ — Voilà sœur Amélie qui va au jardin ; elle pleure, la pamre enfant. Cependant, je pense que vous pouvez, sans inconvénient, lui parler en ce moment. — Tiens ! pardi ! rien n'empêche qu'on lui parle dans le jardin; viens, Pierre, allons embras- ser cette chère fille, je grille de la voir. Pierre, ayant remercié la sœur de garde par un salut respectueux, suivit sa mère, qui se dirigeait vers l'allée. Lorsque Thérèse et son fils arrivèrent à l'en- trée des quinconces, ils virent Amélie avec un grand et beau jeune homme. C'était Charles, qui, lui aussi, sans penser à mal, venait de se le- ver de dessus im banc, où il méditait assis, pour courir au-devant de son adorée aussitôt qu'il l'a- vait aperçue. En face l'un de l'autre depuis une demi-minute. - 117 — il ne s'était pas encore échangé une parole entre eux, lorsque Amélie s'écria ; — Ah! mon Dieu! Charles, voilà ma mère et mon frère qui viennent me voir ; je n'y pensais plus. . . allons à leur rencontre. Bientôt, assez rapprochées pour qu'elles pus- sent respectivement distinguer leurs traits, étant encore assez éloignées néanmoins, les deux fem- mes,, plus curieuses ou plus aimantes que les hommes qui les suivaient, s'avancèrent en cou- rant au-devant l'une de l'autre. Arrivées en pré- sence, elles s'arrêtèrent tout court, comme si cela eût été convenu d'avance; puis, s'étant lancé de part et d'autre un regard anxieux, elles terminè- rent cette pantomime expressive en se précipitant dans une étreinte commune. Cette entrevue avait lieu à l'encoignure des quinconces. Jusqu'alors, simples spectateurs, les jeunes gens restaient séparés des femmes par l'angle de la haie. — Ma mère ! . . . dit enfin Amélie. — ■ Ma Benjamine ! . . . répondit Thérèse. Et s'étant séparées pour se regarder de nou- veau, cette dernière continua : — Oh ! que t'es belle ! ma fille, que t'es belle ! . . . mais que t'es pâle ! Cette g-uimpe ne te va pas du tout ; tu seras mieux en mariée, tu verras. . . — Ma mère,, . 7. — 118 — — Ah ! chbre enfant ! pourquoi le l)on Dieu n'a-t-il pas permis que nous nous connussions plus tôt... je t'aurais tant aimée, tant bichon- Mais, bah ! ça ne fait rien, va î Ton père née a laissé des papiers que je vendrai ; t'auras un joli trousseau, ma lille, sois tranquille ; je veux ({ue tu sois belle comme un ange. — Allons, bon I la voilà encore qui recom- mence à débiter ses sottises, grommela Pierre entre ses dents. Et, soit pour atténuer Teffet des paroles do Thérèse, ou soit plutôt pour l'empêcher de conti- nuer sur ce ton, Pierre, s'approchant d'Amélie le chapeau à la main, il lui dit : — Amélie, voulez-vous permettre à votre frère de vous embrasser, de vous promettre ses affec- tions, son aide au besoin ?. . . — Mon IVère ! ! ... ah ! merci ! répondit-elle en tendant à Pierre son front blanc et lisse comme le marbre. Celui-ci déposa un pudique baiser sur ce front, et commença ainsi une conversation qu'il voulait rendre générale : — Vous voyez, ma soeur, comment le sort se joue de nos projets; il y a quinze jours, qui de nous eût pensé que. . . — Ahî regardez donc, dit Charles en Tin ter- mmpant., tout le monde est aux fenêtres r.our nous ~ 119 =- regarder; comme on doit caqueter sur notre compte ! Allons donc nous asseoir sur ce banc, derrière les quinconces ; de là, nous échapperons à tous les regards. — Vous avez certainement raison, lui fut-il répondu. Et tous les quatre allèrent s'asseoir sous l'orme . Ici, nous ne pensons pas devoir écrire la lon- gue conservation qui se tint sur ce banc. Qu'il nous suffise de rappeler que cette conversation fut mêlée, brillante, sentimentale et parfois furi- bonde ; car tous quatre y parlèrent avec l'expan- sion qui leur était naturelle. On le sait, il est de la nature de toute effusion d'être incohérente. Il y avait une heure que les confidences et les châteaux en Espagne allaient leur train. Chacun se hâtait de jeter sa pensée à la volée ; les cœurs s'épanchaient librement, et toute contrainte était bannie du dialogue. En ce moment, Thérèse di- sait : — Eh bien ! c'est convenu, n'est-ce pas, Amé- lie? quand vous serez mariés, j'irai demeurer avec vous. Pierre viendra souvent nous voir, et tes deux autres frères viendront aussi quelque- fois. Ah! et ta sœur donc! une bonne grosse réjouie, qui t'aimera com-me moi. Tu verras, nous aurons un joli petit ménage, nous - !20 — - — Et moi, et moi, j'en serai-t-i de ce joli petit monage-là? vieille bavarde ! dit IVÎontretout en montrant sa tête au-dessus des quinconces. — Toi ! qu'est-ce que ça te regarde 1 vieux mouchard ! répliqua Thérèse sans se déconcerter. — Bah ! bah ! tiens, si came regarde!... Tu crois donc que je ne te prends que pour ta peau? Tâche ! . . . Pas de ça, vieille, pas de ça. Attends, je vas aller m'expliquer avec toi. — ■ Ah ! Dieu ! que nous veut cet homme? dit en se levant Amélie effrayée. — Fais pas attention, ma biche ; tu vas voir comment je vas l'arranger. Voyant Montretout contourner la haie et cou- rir vers eux, Pierre se pinça fortement les lèvres ; c'était le tic qui révélait en lui ses moments de dépit. Toutefois, ayant pris Charles et Amélie par le bras, il les emmena loin du banc qu'occu- pait toujours Thérèse. Tandis que celle-ci restait les yeux fixés sur son homme, qui s'avançait à grandes enjambées , Pierre disait aux jeunes gens : — L'éducation de notre mère a été fort négli- gée, c^mme vous avez pu vous en apercevoir ; mais, au demeurant, c'est une excellente femme, un ceettr d'or; elle est incapable de contrarier en rien qui que ce soit. . . Ah ! je serai votre garçon d'honneur, n'est-ce pas ? Je ne suis pas ridhe ; — 121 — cependant, Amélie, vous me permettrez de vous offrir mon petit cadeau de noce. . . une peinture. . . — Ah ! mon frère, que vous êtes bon ! — Bon, oui, mais sévère. Ecoutez, Amélie, je crois que pour vous l'heure de rentrer est son- née. Rendez vos derniers devoirs à cette femme qui... — Sainte Vierge ! vous avez raison... j'ou- bliais... Merci! mon frère, merci !! Et, s'emparant de l'une des mains de Charles et de Pierre, Amélie les pressa doucement dans les siennes et s'esquiva, légère comme une ga- zelle, en détournant la tête. Lorsque Amélie, que les deux jeunes hommes suivirent des yeux, eut disparu dans l'ombre de l'un des vestibules de l'hospice , Pierre dit à Charles : — A dimanche donc, monsieur. Je me plais à croire que vous êtes un galant homme et que vous rendrez ma sœur heureuse. - — Vous pouvez m'en croire, monsieur. J'aime Amélie avec toute la violence et toute l'honnê- teté d'un pur et candide amour. Du reste, prenez mon adresse, monsieur, ou du moins, voulais-je dire, celle de mon oncle, le docteur Tissot : rue du Bac, 102. — Je suis, monsieur, parfaitement convaincu A dimanche. -» 122 - «— A dimanrhe. à deux heures. Et le frère et le fiancé d'Amélie se séparèrent en se serrant fraternellement la main. Lorsque Charles se fut éloigné, Pierie dirigea ses pas v^rs d'autres futurs époux. Voici un lam- beau de la conversation que, chemin faisant, il. fut forcé d'entendre : — Je te dis que tu m'embêtes. Dam ! si mon- sieur le con.te de Girardin t'a donné ton congé, c'est que tu n'étais et que tu n'es encore qu'un vilain manant. — C'est pas vrai... S'il m'a chassé, c'est à cause de toi ; il te l'a dit lui-même, c'est parce qu'il ne voulait pas que la veuve de monsieur Rousseau épousât un pauvre valet comme moi ; mais à présent que l'affaire est bâclée, les bancs commandés, je n'entends pas que tu dépenses tout ton argent à donner la pâtée à ce troupeau d'enfants... Oui, c'est à cause de toi que j'ai perdu ma place... Aussitôt mariés, je veux être le maître, ou sans ça, bernicle ! En entendant ces dernières paroles, Pierre fit une effroyable grimace. Le sentiment de dégoiit qui s'empara de lui fut si violent, que, dans son indignation, il ne put proférer une seule parole. Jetant un regard de mépris à sa mère, il lui tourna les talons et s'éloigna rapidement. Or, tandis que Pierre regagnait tristem.ent par -~ 123 -^ Meudon le chemin de la rnanulactuie de Sèvres^ Mme Rousseau et son prétendu, M. Montretout, se dirigeaient gaîment, bras dessus bras dessous, vers la rue Plâtrière. Il faut bien l'avouer, puis- que cette vérité ressort de tous nos documents, Thérèse, la folle Thérèse, qui n'avait jamais aimé l'auteur de Julie, aimait à cinquante-cinq ans, de l'amour le plus vif, un grossier palefrenier, dix fois plus abject qu'elle-même. IX H était nuit. A peu prbs vers l'heure où nos personnages» se quittaient à l'hospice Saint-Phi- lippe, Jean Buteux et Joséphine Blot reprenaient leur course à travers les champs. Forcés par l'or- dre de date, suivons donc jusqu'à destination, dans leur odyssée, ces deux enfants de Jean- Jacques . A peine Jean Buteux et Joséphine furent-ils sortis du cabaret de Montrouge, que les 'deux individus à faces sinistres, dont nous avons parlé, jetèrent en passant un regard oblique sur eux, et, prenant les devants, ils s'éloignèrent à grands pas vers la campagne. — Nom de nom ! j'ai laissé mon bâton sur le banc où j 'étions, dit Jean à sa compagne, je vas le cherrlier; attends-moi là tm petit bnn. En effet, une minute ne s'était pas écoulée que déjà il accourait en sifflant. Cette fois, ce fut armé de son rotin qu'il posait crânement sur le sol à chaque pas qu'il faisait que notre flâneur se remit en route en donnant le bras à Joséphine. Ayant dépassé les dernières maisons de Mont- rouge , ils marchaient gaîment au milieu des champs, suivant les sinuosités d'un sentier con- duisant à Bagneux . La nuit était tout à fait venue, mais les dernières lueurs du crépuscule jointes à la clarté des étoiles qui scintillaient dans un ciel pur, reflétaient as^ez de lumière pour guider des yeux de vingt ans. Aussi, cheminaient-ils sans soucis nos enfants de l'amour. Heureux de se presser mutuellement les côtes et de se dire les plus doux mots de leurvocabulaire,ilstrottinaient, trottinaient, sans paraître trop pressés cette fois. — Oh ! à présent que je sais que tu m'aimes, j'aurai du courage ; tu verras comme je travail- lerai I nom de nom ! Joséphine, je... Tout à coup, et sans qu'ils y pensassent le moins du monde, une ronce de mûrier sauvage, jetée en dehors de la haie qu'ils longeaient, fit tomber Joséphine. Jean, qui lui donnait le bras, fut entraîné dans sa chutt. ^ 127 - '— Jarnigné ! c'est toi qui m as fuit tomber; faut que je t'embrasse pour la peine. As pas peur! — Neiini ! nenni ! -lui fut-il répondu. iMais déjà les deux bras de l'amoureux entouraient la taille de la jeune fille. Celte première étreinte fut puissante, décisive. Plus enivrés par les senteurs balsamiques que la brise du soir apportait de Fontenay-aux-Roses qu'ils ne l'étaient par le vin, tous deux se senti- rent faibles... Vraiment , l'atmosphère était si chaude, si parfumée! et l'herbe était si fraîche! — Ah ! mon Dieu ! si quelqu'un nous voyait ! s'écria Joséphine ; qu'est-ce qu'il y a donc là- bas?... Je viens de voir bouger quevque diable- rie derrière cette meule de foin. — Quoique c'est f... quoique c'esif... que tu dis; j'ai rien vu, moi. — Vas voir derrière la meule. Prends garde, mon Jean ! . . . A cet oidre de sa belle, ordre aussi sacré pour lui qu'un commandement militaire peut l'être pour un bon soldat, Jean s'élança son bâton en avant ; en deux bonds il fut derrière la nîeule — Qui vive! ci'ia-t-il à deux hommes qui, d^- liout, s'eifaçaient dans l'ombre du sphéroïde. Pour toute réponse, les voleurs se ruèrent sur lui ayant chacun un long couteau à la main ; mais aie: te, Fœii au j.'uoî, Jean fit un ^iinple demj-îour - 128 — à gauche, et lorsque le dernier des deux bandits vint à passer, un coup de rotin tombant comme une massue, lui fracassa la tête. — Et d'un ! Joséphine, viens voir, cria Jean. Quand la jemie fille arriva sur le théâtre de l'ac- tion, les voleurs gisaient étendus par terre. — Ah! mon Dieu! tu les as tués! s'écria-t-elle. — Tiens ! c'te bêtise ! vaut mieux tuer le dia- ble que le diable vous tue. — Regarde, reprit-il en ramassant deux longs couteaux dont les lames polies jetaient de brillants reflets sur l'herbe. — Dà ! ils voulaient nous tuer ; c'était pour avoir not 'argent, ben sûr... Allons-nous-en vite, nous donnerons ces coupe-lards à la maréchaussée de Sceaux. — T'as raison ; que le diable emporte leurs 0017)3, s'il veut! Viens. Alors, rentrant dans le sentier, le frère et la sœur se remirent en route. Pressant le pas, ils coururent serrés l'un près de l'autre sans pronon- cer un mot pendant dix minutes. Enfin, hors d'haleine, et forcés de s'arrêter à l'une des bifur- cations du sentier pour se reconnaître, Joséphine dit à Jean, en lui passant les deux bras autour du cou : — ]Mon Jean ! mon ami ! quand je pense que sans toi je serais morte ! . . . Jette ces vilains cou- teaux. — 129 — Jean ayant lancé les couteaux dans un champ, se remit en route donnant le bras à son épouse devant la nature et devant Dieu, car les hommes ne devaient que plus tard consacrer cette union. Les nouveaux mariés n'arrivèrent à Sceaux qu'à minuit. A cette heure indue, on dansait en- coi'e au château. Le mercredi qui suivit ce dimanche 25 juillet 1778, l'un des notables habitants de la commune de Sceaux recevait chez lui, venant de Paris, une société de gens du monde aussi nombreuse que choisie. Amphytrion aimable, ayant été, pendant les douze dernières années de la vie de Rousseau, le plus intime ami de ce philo.sophe, i'auteur des paroles de l'opéra de Daphnis et Chloé, M. de Corancez, jouissait, au jour dont nous parlons, de tous les rayonnements de sa gloii"e. Situé à quelques centaines de mètres du pan- de monseigneur de Penthièvre, le petit château de M. de Corancez s'élevait à mi-côte d'une colline entièrement couverte d'arbres fmitiers. Rappe- lons d'abord, avec tou^i 1^ amateurs de beaux — 132 — sites, que la situation de cette colline, qui parti- cipe des localités d'Auna}-, de Plessis-Piquet et de Sceaux, était alors et sera toujours la campagne la plus accidentée, la plus pittoresque des envi- rons de Paris. Le soleil se couchait derrière les hauteurs du Mont-Yalérien. On se promenait dans le jardin en attendant l'heure du souper. Séparés d'un groupe de sept ou huit personnes parmi lesquelles se trouvait une dame, MM. de Corancez et de Saint-Lambert arpentaient pour la vingtième fois en causant, l'espace étroit du jardin qu'on était convenu d'appeler la grande allée. — Oui, René de Girardin a raison, disait Saint-Lambert. La plus grande consolation de ceux qui restent, c'est de parler de ceux qui sont partis. Je suis de son avis, je ne crois point au suicide de Rousseau, et, sur ma parole, j'ai même quelque peine à croire qu'il soit mort. — Libre à vous de penser ainsi, répliqua Co- rancez, mais moi, je crois que si Rousseau était venu ici comme il en avait d'abord été convenu entre nous, s'il m'eût écouté au lieu de prendre l'avis de Thérèse, qui, on ne sait trop pourquoi, brûlait du désir d'aller à Ermenonville, notre pauvre ami ne serait point mort. Telle est ma conviction. A ce vieillard irascible, si je puis — i33 -- m'exprîmer ainsi, il fallait des soins moraux D'ailleurs, INI. de Girardin n'a-t-il pas toujours étél'intiiro do d'Holbach, et... — Et a'rIolbu?h est le meilleur homme du monde, ne vous en déplaise. — Tout effet a sa cause. Était-ce un pur ca- price d'imagination que les plaintes incessantes de Rousseau contre le baron ? — Non. Mais c'est une fatalité qu'un fait ne puisse jamais s'expliquer qu'après la mort des gens. Eh ! tenez, l'abbé Raynal est ici, demandez- lui de vous raconter ce que d'Holbach nous a dit à ce sujet. — Inutile Je n'ai pas besoin de deux person- nes pour me faire discerner ce qu'il y a de vrai ou de faux dans un raisonnement. Si vous savez quelque chose, dites-le moi simplement. — 11 n'y a pas là de quoi se fâcher. Voici donc à peu près les paroles du baron. Figurez-vous cpie c'est lui t^ui parle : " Rien n'était plus commun que la conversa- tion ordinaire de Jean-Jacques ; mais elle deve- nait réellement sublime ou folle , dès qu'il était contrarié. J'ai à me reprocher d'avoir multiplié ces contrariétés pour multiplier ces moments d'é- clat et de verve. Cependant, lorsque je voyais qu'il s'emportait, je m'étudiais à le calmer, et il retombait tout de suite dans son engourdissc- 8 — 134 — ment. J'étais idolâtre de la musique italienne; il ne l'était pas moins ; son Devin de village ne fut goûté ni prôné par personne autant que par moi ; mais le génie musical de l'auteur était sujet aux mêmes disparates que ses autres talents. On l'ac- cusa de plagiat; je voulus vérifier. Je ne tendis pas de pièges, je hasardai des épreuves. Il s'a- perçut de mes défiances et, dès ce moment, je per- dis son amitié. Peu de temps après, ma première femme étant morte, je reçus de lui une lettre si touchante , que je crus son amitié ranimée par mes chagrins ; je l'accueillis, je le recherchai et jele soignai avec un zèle tout nouveau, pour ainsi dire paternel. C'était vers ce même temps qu'il venait de se vouer tristement à mie bien plate imion. On ne peut imaginer un contraste plus affligeant que celui qu'il présentait avec sa Thérèse et son génie. Diderot, Grimm et moi nous fîmes une conspiration amicale contre ce bizarre et ridicule assemblage. Il fut blessé de notre zèle, indigné de notre désapprobation, et, dès ce moment, il se tourna avec une véritable fureur contre notre phi- losophie anti-thérésienne. Plus nous cherchions à le ramener vers ses anciens principes et vers ses anciens amis, plus il s'éloignait des uns et des autres. J'ai vu Diderot en pleurer. J'en ai gémi moi-même amèrement; mais on n'imaginerait jamais la scène qui décida notre rupture. Il dînait -. ISo — chez moi avec plusieurs gens de lettres (notez ee«i, Corancez) ; au nombre de ces gens de lettres se trouvaient Diderot, Marmontel, l'abbé Rajoial, d'Alembert et un curd qui, après avoir dîné, nous lut une tragédie de sa façon. Cette œuvre du bon ecclésiastique était précédée d'un discours sur les compositions théâtrales, dont voici la substance. Il distinguait la comédie et la tragédie de cette manière : dans la comédie, disait-il, il s'agit d'un mariage, et dans la tragédie d'un meurtre. Toute l'intrigue, dans l'une et dans l'autre, roule sur cette péripétie : épousera-t-on, n'épousera-t-on pas? tuera-t-on , ne tuera-t-on pas? On épousera, on tuera, voilà le premier acte ; on n'épousera pas, ^n ne tuera pas, voilà le second acte ; un nouveau moyen d'épouser ou de tuer se présente , et voilà le troisième acte ; une difficulté nouvelle survient à ce qu'on épouse ou qu'on tue, voilà le quatrième acte ; enfin, de guerre lasse, on épouse et l'on tue : c'est 1« dernier acte. " — Mais, mais , qu'est-ce que cette théoria théâtrale a de commun avec Jean- Jacques t répliqua vivement Corancez. — Voici : " nous trouvâmes cette poétique du curé si originale , qu'il nous fut impossible de répondre sérieusement aux demandes de l'auteur. J'avouerai même que, moitié riant, moitié gravfi- — 130 ~ ment, je persillîai le pauvre cure; Jean-Jacques, lui, n'avait pas dit le mot, n'avait pas souri un instant, n'avait pas remué de son fauteuil. Tout à coup , il se lève comme un furieux, et, s' élan- çant vers le curé, il prend son manuscrit, le jette à terre et dit à l'aateur effrayé : Votre pièce ne vaut rien ; votre discours est une extravagance, 'j'ous ces messieurs semoquent de vous ; sortezd'ici et retournez ricaner dans votre village. Le curé se lève alors non moins furieux , vomit toutes les inju- res possibles contre son trop s;incèreavertisseur,et des injures il aurait passé aux coups, au meurtre; même, si nous ne les avions sî-parés. Rousseau sortit dans une rage que je crus momentanée, mais qui n'a pas fini , puisqu'elle n'a fait que croître de/tuis. Diderot , Grimm et moi , nous avons tenté 'lo le ramener, mais ce fut vainement. I! fuyait devant nous. Ensuite sont arrivées toutes ses infortunes, mi.>ères auxquelles nous n'avions de part que celle de l'affliction. A cet égard, il regardait notre chagrin comme un jeu et ses tri- bulations comme notre ouvrage. Oui, ce pauvre Rousseau biniaginii que nous arn;ions le parle- ment, Verc,ailles, Genève, la Suisse, l'Angleterre et l'Europe entière contre lui. Il fallut renoncer, non k l'admirer ni à le plaindre, mais à l'aimer et à le lui dire. Que vous dirai-je de plus? l'homme le plus éloquent s'est rendu ainsi l'homme le plus - 137 - anti-littérateur, et l'homme le plus sensible s'est rendu l'homme le plus anti-social (1 ) . " — Telle est, Corancez, reprit Saint-Lambert, la justification de d'Holbach, la mienne et celle de tous les anciens, de tous les sincères amis de Rousseau. Nous absolvez-vous? — Il ne m'appartient point de condamner ni d'absoudre. Comme le dit fort bien ma cuisi- nière, c'est fait, c'est fait; il n'appartient qu'à vos consciences de vous absoudre de tout le mal que vos inconséquences ont fait à notre illustre défunt. Quant à votre justification, elle a quelque valeur, j'en conviens. Rachetez donc ces inconsé- quences, autant que faire se peut , en faisant tout le bien que vous pourrez à ces pauvres en- fants dont vous me parliez tout à l'heure. Mai^ ces enfants sont-ils effectivement ceux de Rous- seau et de Thérèse 1 Quelle preuve en a-t-on ? Et ce Pierre, est-il effectivement un aussi charmant garçon que vous le dites ? — Vous en jugerez par vous-même ; il ne va pas tarder d'arriver, je pense. II se fait tard. — Ah ! çà ! S'il est vrai que votre monsieur Pierre soit des nôtres ce soir, ne le laissez pas re- partir seul ; ces deux hommes qu'en a trouvée (1) Lct+ré adrosst'e aux auteurs du Jouniaî de Parif, inséras d.irss les piccî//é'. — Ah! ah! il faut entendre Mme de Bogiie racon- ter cefait, quelle verve elle y met! ... on dit niême que Rousseau en a parlé dans ses Confessions.- — Oui, il en a parlé bon ! notre monde ar- rive. Ah! voici un étranger.... c'est sans doute ce monsieur Pierre dont vous m'avez parlé. Saint-Lambert, conduisez ces garçons à l'office. Je vais recevoir. Cet arrangement pris, il ne fut point fait au- trement; le ferrement du cheval terminé, Saint- Lambert conduisit les maréchaux à la cuisine et leur fit servir à souper. Il y avait dix minutes que Jean Buteux et son compagnon se dilataient devant une table abon- damment servie de viandes froides et de vin du crû, lorsque Pierre Garrot, suivi de quelques-uns des invités, s'avança vers son frère qu'on hii avait dit être là. _ 141 ^ =— J(3an, me reconnais-tu? dit-il en lui frap- pant sur l'épaule? — Pardine ! c'est vous c'est toi qu'est mon irère. qu'on dit. — Ecoute. J'allais aller tout exprès à Sceaux pour m'cnquéiir de ce que tu étais devenu avec Joséphine. Mais pourquoi n'es -tu pas venu à la manufacture, où je t'ai trouvé un bon emploi?.., Kh ! comment te trouves-tu donc ici? à cette table d'office? veux-tu aussi te faire valet de grand seigneur, toi, un fils de Rousseau! Frère! aussi vrai qu'il est vrai que je m'appelle Pierre, oui, au lieu de plier l'i'chine comme tu le fais, ne vaudrait-il pas mieux travailler rudeiûcnt et plus rudement encore, nous regarder du haut de ta grandeur en mangeant ton pain sur le pouce? crois-moi, ce serait là un rôle plus digne, plus crâne que celui de valet. As-tu donc dt^à oublié que tu es le second fils de Jean- Jacques Rous- seau? A ces paroles prononcées d'un ton peut-être trop véhément, l'apprenti maréchal répondit : — Pour ce qui est du Rousseau, voyez-vous. . . vois-tu, frère, je comprends rien à tout ça. Moi, je m'appelle Jean Buteux, Jean Butcuxje veux rester. Pour ce qui est de la besogne, soit dit sans te fâcher, j'en ai trouvé à Sceaux. Voilà que je gagne vingt-cinq sous par jour; plus tard j'en ™ 142 — gagnerai trente.... mais aussi, je veux devenir un bon compagnon maréchal. ... en attendant, le vin est bon ici, j'en bois avec plaisir : à ta santé, Pierre. — Parbleu ! répliqua Saint-Lambert, voilà , à propos de respect humain, une sorte de dignité qui ne manque point de logique. C'est le cas de le dire ou jamais : chacun a sa raison d'être en ce monde; qu'en dis-tu, Pierre? — Au fait, c'est vrai ! oui, je dis comme Jean, on aurait bien dii me laisser tranquille et ne ja- mais me parler de tous ces Rousseau-là. Déci- ment, je ne m'en mêle plus. O Jean- Jacques! génie encore incompris, tu avais cent fois raison de vouloir que tes enfants restassent inconnus. .. si tu pouvais donc voir quelles étonnantes figures ils font dans cette société décrépite ! N'importe, je. . . . Mais qu'y a-t-il ? d'oîi provient ce bruit? — Il y a, répondit le valet survenant, auquel Pierre faisait cette question , il y a trois soldats de la maréchaussée de Sceaux à la recherche de l'un des maréchaux qui sont ici. Je n'en sais pas davantage. — La maréchaussée!... s'écria Jean Buteux en se levant précipitamment; — cré nom ! . . . Eh ! les autres, vous direz à la maréchaussée que le lièvre s'est sauvé par la fenêtre. As pas peur! bon- soir. — 143 — Et ce disant, Jean Buteux sautait sur la table, de la table il s'élançait d'un bond formidable jusque sur l'entablement de la croisée et bientôt disparaissait à travers le potager. Inutile d'ajouter que le mur de clôture n'était pas d'une hauteur telle qu'il pilt arrêter dans sa course un gars de cette trempe. Les sept ou huit personnes témoins de cet in- cident n'étaient pas encore revenues de l'étonne- ment où les avait laissées la fuite précipitée de l'aide maréchal, que déjà les trois soldats de la maréchaussée entraient à la cuisine. A peine arrivé, le brigadier jeta un coup d'oeil rapide sur chacun des assistants . Certain d'avoir trouvé la pofile au nid, il marcha droit vers le compagnon de Jean Buteux et lui mit la main sur le collet. — Nenniînenni! c'est pas moi, m'sieu le briga- dier; le gars que vous cherchez s'est sauvé par là, se hâta de dire l'ouvrier maréchal, tout tremblant et montrant la fenêtre. — Mais — mais de quel crime soupçonne- t-on mon frère? dit Pierre en s'inclinant légère- ment devant le brigadier. — Sans doute, sans doute, il y a erreur; enfin de quoi soupçonne-t-on ce pauvre garçon? ajouta Corancez. — De quel crime , messieurs? Eh bien! il est _ 144 - tout simplement accusé d'un double meurtre. Du reste, vous le savez mieux que moi ; sa fuite fait plus que de confirmer un simple soupçon, elle prouve que cet hoimête jeune homme a fort pro- prement, dimanche soir, assommé deux hommes dans la plaine de Montrouge, repondit le briga- dier. XI Distante de deux lieues de Paris et située non loin de la Seine, dans un vallon bien boisé, la manufacture de Sèvres participe autant des com- munes de Saint-Cloud. et de Belle- Vue que de celle de Sèvres même. Du reste, au siècle passé, Paris et "Versailles ne faisant qu'un , et la manu- facture de porcelaine s'élevant à vingt pas de la route qui conduit de l'une de ces villes à. l'autre, on peut raisonnablement ajouter que l'établisse- ment en question participait aussi de ces doux centres par son rapprochement. Huit jours s'étaient écoulés depuis cette soirée de Sceaux que donna M. de Corancez, soirée qui se tcrmma, pour nous, pçir l'escapade de Jean Buteux. 9 Fatigué de courses faites sans résultats ap- parents, et désenchanté par le peu de sympathie qu'il trouvait dans les trop différents caractères des membres de sa famille, Pierre Garrot était revenu à la manufacture avec l'idée bien arrêtée de regagner le temps perdu. Là, dans son petit atelier du second étage, occupé et tranquille, il retrempait son esprit et son corps dans un travail minutieux, il est vrai, mais aussi éinmemment passionnel. Comme la religion, l'art est un culte égoïste qui console Ihomme de tous ses malheurs. Vers dix heures du matin, assis devant un éta- bli placé en face de l'une des grandes fenêtres de la manufacture, l'artiste-ouvrier travaillait plein d'ardeur à l'achèvement de l'ornementation d'un service de luxe. Près de lui, c'est-à-dire à portée de sa main, des vases de toutes sortes, des sou- coupes, s'étalaient sur une table chargée de pape- rasses, de croquis et de dessins achevés. Préservé des rayons solaires par une double rangée de ri- deaux clairs et sombres, Pierre pouvait à son gré, un moyen de ces mêmes rideaux, faire miroiter à ses yeux toutes les teintes intermédiaires qui naissent depuis le grand jour jusqu'à la nuit la plus ténébreuse. La seule sub.stitution de l'un des rideaux de couleur à l'autre, suffisait à l'artiste pour obtenir ces effets de lumière. Pierre était donc complètement absorbé dans — l't" — son travail. Penché sur un superbe vase rocaille où courait son pinceau, il reproduisait en ce mo- ment l'un des plus jolis dessins de Chardin : un intérieur de ménage. Aussi, appréhendant un dé- rangement quelconque, fit-il un brusque mou- vement de mauvaise humeur, lorsqu'il entendit Ifapper et tout aussitôt ouvrir sa porte. La figure de notre artiste se rasséréna' Heu- reusement, le fâcheux se trouvait être une gi'a- rieuse fille blonde, de dix-huit ans; simplement vêtue d'une robe blanche et coiffée d'un chapeau de paille, elle n'en était que plus jolie. Dès qu'elle lut entrée, elle courut plutôt qu'elle ne marcha vers le peintre. — Quoi! c'est vous, mademoiselle! à quel heureux événement dois-je l'honneur de votre vi- site? lui dit Pierre, qui s'était levéprécipitam- înent. — Xe NOUS dérangez pas, j(^ ^•ous prie, je n'en vaux réellement point la peine, dit-elle ; — puis se reprenant : — Oh ! le beau sujet que vous pei- gucz-là ! quel coloris ! quelle vérité dans les dé- tails! combien papa sera content — monsieur Pierre, vous... — Je serais vraiment clianiK- de vous être agréable, mademoiselle, mais... — Ah! voici. Revenant tout à l'heure de faire ma promonade du matin dans les jardins, je ren- — 148 — trais par la grande porte, lorsqu'une clame venue en voiture demandait à vous parler. Le concierge à qui vous avez donné vos ordres, répondit froi- dement : "M. Garrot n'y est pas. » A cette réponse, non-seulement cette dame parut fort peinée, mais elle nous dit une foule de clioses si singulières, si sing-ulières ! . . . que... tenez, par exemî)le, elle prétend être votre mère, votre seule mère. . . comme si quelqu'un pouvait avoir deux mères... puis, elle voulait absolument qu'on lui donnât votre clé ; elle prétendait avoir le droit de monter chez vous, d'y attendre votre retour. Igno- rant quelle peut être cette femme, qui dit se nom- mer Mme Jean- Jacques Rousseau et ne vous con- naissant pas de mère, monsieur Garrot, j'ai prié cette dame de s'asseoir un moment. Je suis venue vous prévenir. M. Pierre comprendra... — Parfaitement, parfaitement, mademoiselle ; non-seulement je comprends, mais en effet, je connais cette personne. Je vaisla recevoir. Je vous remercie de tout mon cœur, mademoiselle, reprit l'artiste en offrant f^alamment pour sortir sa main à lajemie fille. Ce fut en rougissant que Marguerite, l'unique enfantdu directeur delamanufacture, acceptacette main. Conduite ainsi, elle descendit le grand es- calier jusqu'au premier étage. Là, comme l'eût fait toute personne bien apprise, elle salua son — 149 — cavalier et rentra chez elle; c'était faire preuve de tact et de volonté. En cette circonstance, dans l'esprit de la jeune fille, la délicatesse l'emportait sur la curiosité. Aussitôt que Thérèse eut aperçu Pierre des- cendant l'escalier, elle s'écria : — Ah ! te voilà ! monsieur raonjiot ; c'est pas malheureux ! tu veux donc aussi faire le grand seigneur, toi, disî tu défends ta porte à ta mère comme si t'était quelque chose. A quoi que ça te sert de faire des manières comme ça? crois-tu que t'en seras plus riche, hein? Pierre ne répondit point d'abord à cette sortie peu parlementaire ; néanmoins, toujours respec- tueux avec sa mère, en cette occasion, il prit tout simplement son bras et l'emmena dans une allée du jardin. Ayant ainsi échappé aux oreilles du cerbère de l'établissement , il put enfin parler d'une voix non contenue et fixer ses regards sur lafigvn^e étonnée de Thérèse. — Ne vous avais-je pas dit, ma mère, qu'il me fallait regagner un peu du temps perdu ; t^ue la nature de mon travail ne souffre aucun retard ( Soyez donc assez bonne, dorénavant, pour ne pas me déranger de la sorte, je vous prie. Que dia- ble ! ce n'est pas vous qui me nourrissez ; vous ne m'avez même jamais nourri (jue je sache ! donc, laissez-moi travailler en paix. A votre âge, on doit savoir que le temps est la .seule liihesse do celui qui ne possède rien. Or, je saisvotre adresse etje n'irai pasàParis sans aller vous voir ; je vous promets autant de visites que vous en désirerez de moi, mais ne revenez point me déranger ici. . . FJi bien ! où on bont les affaires, notre Amélie se mariot-elle décidément i — Tiens ! tiens ! comme tu me dis ça !.. . cer- tainement qu'Amélie se marie ; même que le fu- tur, qui s'appelle M. Tissot, veut t'avoir pour son garçon d'honneur... tiens ! puisque c'est lui qui m'a priée de venir te le dire. Ah ! tu inviteras tes deux frères et ta sœur la campagnarde ; je ne sais plus où ils sont, moi. . . oh ! mais, il faudra cepen- dant se revoir d'ici là ; c'est de samedi en huit h noce. — Bon ! c'est décidé ! je serai garçon d'hon- neur. . . j'écrirai aux frères, quoiqu'en vérité je ne !^ache trop . . . eiilin ! est-ce là tout ce que vous aviez à me dire, ma mère? — Oh! si fait; j'ai encore quelque chose à le dire; je ne suis même venue ici que pour ça. Tu verms... — En ce cas, dites \itc ou je vous (piille à .'instant. — Da! dal doucement, mon petit. — Mais parbleu ! comprenez-moi donc ; si aous voulez que le garçon d'honneur soit généreux, - loi ^ troux'ez bon, aussi, qu'il soit économe de son temps. Le temps, c'est tout ce que je possède, je vous le répète. — Quel salpêtre du fais, va! écoute... c'est M. Diderot qui veut te parler. — M. Diderot? Eh ! que ne m'écri1>il, ou que ne vient-il me parler lui-même? — Il est malade. Pour ça, il ne demeure pas loin d'ici, vois-tu? c'est la troisième maison à gauche en arrivant à Sèvres'; c'est là, tout près, tu demanderas chez I\î. Belle. — M. Belle ! bien ! je me souviendrai parfai- tement de ce nom. J'irai demain rendre une visite au vieil ami de mon père. Allons, ma mère, trou- vez bon que je vous quitte. A dimanche matin... Et tout en prononçant ces derniers mots, Pierre i-econduisit Thérèse hors du jardin ; puis il s'es- quiva par une porte latérale. — Pauvres femmes que nous sommes ! Oh ! les hommes ! les hommes ! répétait la veuve de Jean- Jacques, en se dirigeant vers un fiacre qui l'atten- dait dans l'avenue. Ici, nous croyons devoir laisser Pierre s'en re- tourner à ses occupations et Thérèse aller rcjoiii- clre son cher Montretout. qui l'attendait en vidant une pinte, dans im cabaret du pont de Sèvres. I$3 XII Tout être humain qui s'avance dans la civili- sation s'éloigne de la nature. Cet axiome posé on principe, le lecteur nous permettra d'émettre quelques réflexions relatives à Jean Buteux, per- sonnage dont nous allons nous occuper. Intelligent et concevant ^"ivement, parce qu'il •n'était point dépourvu d'imagination, qu'eût-il fallu pour polir les angles trop saillants de ce garçon , pour en faire un homme du monde \ Rien autre chose que le secours de l'ime des circon- stances heureuses qui décidèrent si puis>sam- ment de la vocation de Pierre, son frère aîné. Un travail incessant , qui ne laisse de temps ni pour l'étude, ni pour la réflexion, finit toujours par annihiler les plus nobles facultés. Que de — loi — génies ont xécu et sont morts .>ans se clouter de k'ur puissance ! Or, quand un homme bien doué, comme l'était Jean Buteux, ne possède absolu- ment que le pain quotidien que lui donne un ti'a- vail écrasant, il faut à cet homme, pour qu'il puisse se produire dans son véritable jour, il faut, disons-nous , non-seulement de belles facultés , mais encore doit-il avoir une vocation innée, irrésistible. La vocation, c'est le poids détermi- natif de toute valeur individuelle. Il est presque inutile de rappeler ici, qu'en pareil cas, pour la femme pauvre, dès qu'il s'agit de développer mio aptitude exigeant un travail moral préparatoire ou continu , la lutte est bien autrement sé- rieuse. Le lecteur a déjà pu s'en convaincre, la voca- tion de Jean Buteux, c'était la carrière militaire. Cet enfant qui, presque seul, avait appris à lire et à écrire en quelques mois d'hiver, pouvait, quoique n'étant d'abord que simple soldat, acqué-' rir, dans les loisirs de la garnison, avec la ma- nœuvre et la théorie, quelques éléments d'instruc- tion, et arriver plus tard aux grades supérieurs. Xous pouvons l'affirmer avec certitude, les élé- ments d'un art ou d'une science suffisent à toute personne dont la vocation est innée ; les éléments sont à toute science ce que les clés sont aux portes : il ne faut que les tourner pour entrer. — i'6'6 — A l'âge de vingt ans, Villon, qui ne savait encore que lire, pouvait déjà croire, sans se faire trop d'illusion, qu'un jour viendrait où lui, Villon, le poète voleur, serait aussi savant qu'un grand maître de l'Université. Donc, pour nous, Jean Buteux était plus qu'un garçon d'esprit : c'était un homme à moyens. La société ne l'ayant point gratifié des ressources de riiomme civilisé, instruit, il possédait, par com- pensation, toute la promptitude de décision, la pensée inventive et l'instinct d'un sauvage de génie. Nous venons de le dire et nous le répétons à dessein : tout homme qui s'avance dans la civi- lisation s'éloigne de la nature. Mais reprenons le cours des événements, au point même où nous les avons laissés. Notre héros était à peine sorti par la fenêtre, que son imagination^ conune un verre grossis- sant , fit une à une passer dans son esprit toutes les conséquences que pouvait avoir, pour sa compagne et pour lui, le double meurtre qu'il n'avait commis qu'à son corps défendant. Ce fut dans un temps d'arrêt, pendant sa fuite, que, par une pensée non moins rapide que la première, il put entrevoir le meilleur parti qui lui restait à prendre. — Jarnigué ! as pas peur ! i n me pinceron/ pas ! Tiens bon , garçon ! se disail-il à chaque saut — lo6 — qu'il faisait par-dessus les haies avoisinant la pro- priété de 31. de Coraneez. Cette course par sauts et par bonus continuait depuis un quart d'heure. Comme la nuit était tout à fait venue, au lieu de battre la campagne, ainsi qu'il supposait que le ferait la maréchaussée, l'idée Aànt à Jean de rentrer immédiatement en ville. C'était logic^ue. Bientôt, rencontrant à tra- vers champs un petit sentier conduisant de Fonte- nay à Sceaux, il suivit cette voie; mais l'oreille au guet, en rampant dans les hautes herbes, en se disant une égide de l'ombre des grands arbres. Finalement, neuf heures sonnaient lorsqu'il dé- boucha devant les premières maisons de Sceaux. On peut se le demander, dans une situation iden- tique, un homme extra-civilisé, par exemple, pour parler le langage du temps, ]M. le bailli de Sceaux eût-il fait mieux? Solide au poste, et certain que les soldats de la maréchaussée qui lui donnaient la chasse n'étaient point de retour, notre gaillard ne se dissimulait pas cependant que rentré en ville il pouvait ren- contrer la brigade tout entière. — Cré nom! m'est avis qu'i faut à toute force que je dise à Joséphine que je m'en vas ; c'te pauvre petiote, ça va joliment la chagriner, dit-ij. Et arrachant d'une vigne, pour s'en faire un — i;j7 - bâton, un échalas tout entier, il entra résolCunent dans un petit chemin de ronde au lieu de s'aven- turer dans la grand' rue. Ce chemin, sillonné de profondes ornières, avait été pratiqué dans des terrains vagues où aboutissaient plusieurs ruelles de la partie sud du bourg; il attcnait par l'une de ses extrémités. à la place de l'église, située non loin du château. C'était dans un petit enclos dont le mur occupait tout un côté de l'une de ces ruelles, que demeu- rait la blanchisseuse où travaillait et logeait Jo- séphine. Connaissant peu les êtres locaux, et d'ailleurs n'osant frapper à la grande porte, arrivé devant ce mur, Jean Buteux, dont la surexcitation con- tinuait de plus belle, n'hésita nullem.ent de procé- der à l'escalade. Pour lui un mur franchi de plus ou de moins n'était pas une affaire. Dès qu'il eut sauté dans l'enclos, notre évadé s'écria : — Feu de Dieu ! c'est la chandelle de José- phine qu'est allumée là-bas ! As pas peur! reprit- il, et se dirigeant vers un petit bâtiment perdu au fond de l'enclos, il alla frapper deux coups secs contre les carreaux de parchemin huilé où se reflétait la lumière. — Tiens ! tiens ! pourquoi que tu tapes comme ça? entre donc, lui fut-il répondu de l'inti'>rieur. — 138 — Jean posa le doigt sur le loquet, poussa la porte et entra. — Ah ! mon Dieu ! c'est pas Joséphine; c'est un houme ! s'écrièrent à la fois trois jeunes filles en chemise. Et Tune d'elles ayant éteint la lampe en soufflant dessus, notre joli garçon alla rudement se frotter le nez contre le manteau de la cheminée. — Jarnigué ! là ousque je suis ? c'est donc pas ici qu'aile reste, Joséphine? crial'intni d'une voix de Stentor. — Joséphine? c'est son tour de couler la les- sive. Elle est à la buanderie, répondit de son lit l'une des trois blanchisseuses. — Cré nom! c'est-i ben loin, c'te quoi que vous dites? — Attends que je passe mon jupon et je vas {'y mener, grand benêt. Ecoute, tu prendras la première allée à ta main gauche en sortant; il y a de la lumière au fond. Vas, vas, tu seras tout seul avec elle jusqu'au jour; aile t'aime ben, dà! ta Joséphine , qu'aile en est malade. . . Mais pourquoi que tu viens si tard? Je crois que tu n'es pas encore si nicodème que t'en as l'air... Tiens, viens avec moi. Ayant dit, Tune des trois donzelles, brune et solide lavandière de vingt ans, s'empara de l'un des bras de Jean et l'attira dehor?. ~ i'M — *- — Vois-tu? entre là ; vas jusqu'au fond. Bon- soir, l'amoureux, bonne chance! reprit-elle. Et rentrant aussitôt, elle ferma la porte et poussa le verrou. Resté ébahi dans l'obscurité, Jean se décida eniin à avancer; faisant un tour à gauche, il entra dans l'allée en tâtonnant. Les reflets d'un grand l'eu éclairaient en effet le fond de cette allée, où se trouvait la buanderie. Assez éloignée pour n'en point craindre la chaleur, Joséphine, assise sur un seau renversé, ne dormait que d'un cï-il, ados- sée contre un cuvier. — Joséphine, tu dors!... mo v'ià, moi, dit .iean en posant une main sur l'épaule de sa f-œur. — Quoique c'est ( quoique c'est \ .. Tiens ! c'est toi, Jean ! Pourquoi qu' te v'ià à c'te heure? — 31e v'ià, me v'ià, parce que... parce que la iiiarérhaussée me cherche... Tu sais les deux liommes que j'ai escojfiés dimanche, c'est pas ma î'aute... mais je veux pas me faire empoigner, moi ; on ne sait pas quand on sort de leux mains à tous ces gens de justice. Ecoute, puisque t'es ma sœur ou ma femme. . . nenni, t'es ma femme, faut me suivre tout de suite, planter tout là... Si tu peux pas, eh ben tu viendras me rejoindre à Samt-Julien-du-Sault, c'est entre Sens et Joigny ; !e coche y passe tous les huit jour^... Voyons, — IGO — voyons, lève-loi, la maréchaussée me cherche. Jiai sauté par-dessus je sais pas combien de mui's pour venir te voir. Tu sais que je t'aime, que t'es ma femme. . . Décide-toi, prends tes nippes et ton argent, puis, filons. — Ah! mon Dieu! mon Dieu! que me dis-tu là, mon pauvre Jean? — Je dis, je dis qu'i faut se dépêcher. Veu^L-tu me suivre, oui ou non? — Mais, mais, mais, comme ça, tout de suite? pour aller j'sais pas où. . . et la lessive^ — Et la maréchaussée ! . . . qui te prendrait peut-être aussi, toi ! n'étais-tu pas avec moi, dimanche? Cette dernière considération parut péremptoire à Joséphine. Fille de cœur et sincèrement atta- chée à l'homme de son premier amour, elle réflé- chit un moment, puis elle reprit d'un ton résolu : — Vas m'attendre sous le grand arbre où j'é- tions hier soir... Mais, mais, as-tu ton argent, toi? — Oui, Uion ai-gent n'a pas sorti de ma cein- ture ; jai trente-quatre livres. — Alorsse, à la grâce de Dieu! allons! em- brasse-moi... Jean Buteux et Joséphine Blot sernbrassèrent; ils s'embrassèrent avec l'effusion sympathique d'un frère et d'une sœur qui se revoient après une — iQl — longue absence, avec l'ardeur amoureuse déjeunes époux dans la première période de leur lune de miel. Pendant quinze ans, l'un et l'autre so di- saient souvent, en parlant de cette étreinte, solen- nelle pour eux, et restée gravée dans leurs souve- nirs : — Dis, te souviens-tu, comme nous nous som- mes embrassés à Sceaux? Ah! comme j'nous aimions! comme j'nous aimions dans ce temps- là ! Enfin, l'amoureux qui savait de quoi il retour- nait pour eux deux, rompit le premier le silence délicieux qui suivit cette adorable embrassade. — -Non de nom, comme je t'aime ! ma José- phine, oui que je t'aime ! vas ! je serons ben heu- reux tous les deux ! A tout à l'heure, sous l'arbre, là, je causerons; en attendant, jV? vas me cacher sous les groseillers. — Mais, où vas-tu? C'est pas par là qu'est a porte; viens par ici. — Dans une heure, sous l'arbre ! as pas peur! répondit Jean. Et, s'élançant d'un bond sur le mur, il tomba bientôt sur ses pieds dans la ruelle extérieure. — C'est un fameux gars, tout de même, mon Jean! oui, que c'eàt un fameux gars! répétait la jeune fille, pensive et fière tout à la fois. Allons, reprit-elle, je vas faire mon paquet, puis j'irai — 462 — réseillei- Georgette, pour qxïalle \ieiiiie couler la jessive. Jean m'attend, oui, qu'il m'attend sous l'arbre, répétait-elle en se dirigeant vers le dor- toir que nous connaissons. Le lendemain, vers deux heures de l'après- midi, l'assassin et sa complice arrivaient à Cor- beil, le corps harassé de fatigue et l'âme pleine d'anxiété ; mais le soir venu, ils s'embarquaient libres et joyeux sur le coche d'Auxerre. C'était bien la peine ! Ce même jour, dès le matin , le lieutenant de police de Paris donnait l'ordre de cesser toutes poursuites contre Jean Buteux. Les cadavres des deux voleurs ayant été parfaitement reconnus par des agents de la police de sûreté, il était évident que l'apprenti maré- chal venait, au péril de sa vie, de débarrasser la société de deux brigands extrêmement dange- reux . Xllî Solide et de ce style simple et sévère que nou5 aimons à retrouver dans les constructions civiles exécutées pendant la première moitié du dix- septième siècle, la maison de 31. Belle, sise à Sèvres, était un modèle parfait de cette architec- ture. Vaste comme un château, cette villa rem- plissait, sur une largeur de trois cents mètres, avec ses dépendances, son jardin et son parc, tout l'espace compris entre la route de Paris à Ver- sailles d'un côté, et, de l'autre, le versant nord du coteau de Bellevue. Attenant au principal corps de logis par ur.e «paierie couverte, mais néanmoins séparé de ce ])ritiment par la largeur de la cour, s'élevait un paAilicai habitable auquel faisaient lace les écuries — 164 — et le colombier! C'était dans ce pavillon, élevé d'un seul étage , et dont les fenêtres de derrière avaient vue sur le jardin, qu'habitait, lorsqu'il se permettait les douceurs de la villégiature, Denis Diderot, le chef des encyclopédistes. Il était dix heures du matin. Assis dans un fauteuil à la Voltaire, entouré do nombreux in-folios et de paperasses dont il fai- sait litière, le philosophe méditait la tête dans ses mains, les coudes appuyés sur la table de son bureau. Déjà dix fois, depuis le matin, l'écrivain avait trempé sa plume dans l'encrier sans avoir encore réussi à trouver le tour d'mie phrase. En ce moment, trop préoccupé de sentiments person- nels, son esprit ne pouvait, malgré les efforts de sa volonté, suivre dans leurs capricieuses évolu- tions les spéculations de sa pensée. Contenu de- Aant autrui mais irritable devant lui-même, cet homme .supérieur à tant de titres n'avait aucune force pour lutter contre ses faiblesses. Chaque soir il se reprochait ses moindres peccadilles de la meilleure foi du monde, et cela pour recommencer chaque matin. Esprit plein de travers et d'origi- nalité, Diderot n'en possédait pas moins, abstrac- tion faite de son immense savoir, de son grand talent d'écrivain, une âme remplie d'abnégation, un coeur noble, sensible et généreux. Qu'on nou- permette ici quelques mots de bio- - if)8 — graphie sur cette personnalité, l'une des plus puissantes du dix-huitième siècle. Fils d'un coutelier do Langres, Denis Diderot naquit dans cette ville en 1 713. Mis au collège par des parents qui n'étaient que de laborieux arti- sans, il y fit des études aussi rapides qu'elles furent solides et brillantes. A quinze ans, ayant achevé ses humanités, mais ne se sentant aucune vocation pour les professions dites libérales, il ceignit le tablier de l'ouvrier, se mit bravement à l'établi de son père et fit des couteaux. C'était peine inutile, car l'assujettissement et l'ennui ne tardèrent point à lui faire grimacer d'effroyables bâillements. Témoin de cet ennui si profond, le père Diderot conduisit son cher fils à Paris et le fit entrer au collège d'Harcourt. De plus en plus studieux, Denis suivit dans cet établissement un cours sérieux d'études des sciences positives. L'année suivante, mis de rechef en demeure de choisir un état, voici la réponse qu'il faisait à son père : " L'état de médecin ne me plaît pas parce que '. je ne veux tuer personne ; celui de procureur est '• trop difficile à remplir délicatement. Quant à la " profession d'avocat, elle nie plairait davantage " si on n'était pas forcé de s'occuper toute sa vie " des affaires d'autrai. Donc, pour couper au plus >' court, je ne veux rien être du tout. J'aime l'é- " tude; je suis fort heureux, fort content; je ne '• demande pas autre chose. •• Et, sur cette belle réponse, le papa Diderot supprima net la pension qu'il faisait à Paris à monsieur son fils. Ici commence pour Denis Diderot une lutte plus sérieuse, plus terrible peut-être qu'il n'avait osé la supposer. A dix-huit ans, âge où les pas- >dons et les appétits sont nombreux pour un jeune homme habitué au confortable et dont la volonté e;»t de rester honnête, c'est jouer trop gros jeu que do s'affranchir du joug paternel. Dénué de toute res- source, notre philosophe ne tarda point d'avoir faim, dépasser, durant l'hiver, de tristes nuits à la belle étoile. Cependant, cette instruction, nous pourrions dire ce capital, jeté dans la tête de son fils par le coutelier de Langres, ne pouvait rester improductif dans un temps où le savoir ne cou- rait point les rues. Tour à tour écrivain public et solliciteur, précepteur et folliculaire, on le vit combattre la misère avec des armes courtoises et de fort belle humeur. Du reste, pour lui comme pour tous les philosophes, le malheur, comme l'uni- versité, avait aussi ses enseignements. Bientôt, pourtant, relevé à ses propres yeux par un travail opiniâtre , Diderot ne tarda point , par le même fait, de recouvrer les bonnes grâces de son père , mais surtout de sa chère inamav , qui - 167 — ne l'avait jamais totalement abandonne. Cepen- dant, ce fut dans un état encore bien précaire , puisqu'il ne pouvait disposer que de deux jours l'un des six sous nécessaires pour prendre sa de- mi-tasse et voir jouer aux échecs au café de la Régence, que, devenu amoureux fou, il fit un ma- riage d'inclination. Notons que Mlle Malville ^ qu'il épousa, était presque aussi pauvre que lui ; pourtant sa traduction de \ Histoire de la Grèce, (pi'il publia en 1745, lui rapporta cent écus. En- <()uiagé par cet essai , Diderot procéda au cata- logue de ses Œuvres complètes par l'audacieuse idée de l'Encyclopédie. Homme de plaisir et travailleur infatigable, Diderot se livra sans relâche pendant trente ans à ces deux oocupations : travail et galanterie. Or, voulant abréger cette esquisse biographique au- tant que possible, nous ne pensons pas plus de- \ oir reproduire le catalogue des œuvres de notre auteur qu'insérer ici la liste de ses maîtresses. Donc, qu'il nous suffise d'affirmer qu'indépendam- ment de V Encycloj^édie , les œuvres de Diderot furent cyclopéennes. De tous ses contemporains , seuls trois hommes de génie purent balancer, éga- ler la gloire de Diderot par leurs travaux; ces hommes se nommaient d'Alembert, Voltaire et Jean- Jacques Rousseau. Diderot avait connu Jean- Jacques avant le — 168 — voyage que ce dernier fit à Venise, ils se revi- rent. Du même âge, issus de petits bourgeois fri- sant le prolétariat ou de prolétaires frisant les bourgeois, tous deux étaient à quarante ans aussi pauvres qu'ils étaient passionnés , aussi capables et instruits l'un que l'autre. Pourtant ils ne de- vinrent inséparables qu'au jour où Grimm, autre personnalité bien tranchée, vint cimenter et com- pléter cette trinité de trois hommes étranges , ayant chacun leur marotte, travaillant bien et buvant mieux. Ce coup d'œil rétrospectif nous semble suffi- sant; revenons aux événements. Diderot attendait Pierre Garrot depuis plus d'une heure , et l'ennui que produisait cette at- tente horripilait ses nerfs. Voyant l'inutilité de ses tentatives de travail, le philosophe se dispo^ait à aller faire un tour de jardin lorsqu'il entendit sonner. La servante alla ouvrir ; Pierre Garrot fut introduit immédiatement. C'était pour la première fois que ces deux per- sonnages de notre histoire se trouvaient absolu- ment seuls en présence. Tous deux se fai.snipnï en conscience une haute opinion l'un de l'autre ; cependant, chacun d'eux se faisait aussi, in-pelto, une plus haute idée de lui-même. Toutefois, bien certains d'être compris, ils se mirent parfaitement à leur aise , sans trop se fliire de compliments. ~ IfiO — C'est le propre des esprits supérieurs de recher- cher la supériorité; on n'est jamais mieux jugé que par ses pairs. Voici quelles furent, à cette entre\"ue, les pa- roles qu'échangèrent l'artiste et le philosophe : — Vous voilà donc enfin ! exclama le vieillard. Jeune homme, mieux vaut tard que jamais. Difi- ble! si l'on ne vous avait relancé jusque dans votre capharnaiïm , vous laissiez mourir le vieil ami de votre père sans lui rendre une seule petite visite. Vraiment, vous vous en seriez repenti; car même sans vous avoir revu , j'étais bien décidé à vous léguer en mourant ma bibliothèque tout entière. Avouez qu'en ce cas vous auriez eu un remords' — Nullement. On n'a de remords qu'alors que l'on a commis une mauvaise action. L'action de vous oublier n'eût constitué qu'un simple oubli, il me semble. — Sans doute ; mais l'action d'oublier une per- sonne qui nous aimeprouve toujours à notre raison la sécheresse de notre cœur. H est des âmes ten- dres que le remords assaillirait à moins. — Eh ! la philosophie admet-elle que les âmes vraiment tendres, par conséquent sensibles, aient plus de droits à l'amitié que les âmes froides et logiques? Pour mon compte, et cela afin de parler comme tout le monde, je vous dirai que, ne pouvant partager mon cœur, fait tout d'une pièce, je ne 10 — 170 — me sens nul besoin de nouvelles amitiés . Pourtant , si le hasard me faisait rencontrer quelque part , dans le monde, un ami digne de moi, cet ami, je le garderais nonobstant ses défauts. — Nonobstant ses défauts ! ... il vaudrait beau- coup mieux, je pense, que cet ami n'eût point de défauts . — Pardon . Un être sans défaut me ferait rougir des miens. L'amitié ne peut exister entre deux âmes bien nées qu'à cette condition seulement , qu'elle sera cimentée par un sentiment ardent et réciproque d'égalité. — Bravo ! oh ! digTie fils d'un philosophe ! vous êtes plus sage que lui. . . vraiment ! — Moi ! comment? Pourquoi suis-je plus sage que mon illustre père , que Jean-Jacques Rous- seau l — Je vous dirai cela après déjeuner; venez, je veux vous présenter à I\I. Belle. Eh ! vo3'ez, il se promène tout justement dans le jardin ; allons le rejoindre. Charmé d'échapper sans plus de préliminaires à cette conversation , qui le fatiguait sans lui rien apprendre, Pierre prit silencieusement le bras do Diderot et se laissa conduire. Cette familiarité et ce laisser-aller ne déplurent point au philosophe. — Au moins celui-ci met ses principes d'éga- lité en pratique, se dit-il. — 171 ~ Et tous deux traversèrent la cour pour se ren= dre au jardin. Us n'étaient plus qu'à quelques pas de ?.l . Belle, qui lui-même venait à leur rencontre, lorsqu'ils s'entendirent appeler de la sorte : — Ohé ! ohé ! les autres ! attendez-moi donc ; me v'ià, moi , monsieur mon frère. Je suis Louis Vindret ; est-ce que tu ne me reconnais pas? Puis aussitôt Louis, accourant tout essoufflé, vint en souriant et son bonnet à la main, se jeter au milieu d'eux. — • Cré coquin ! qu'y fait chaud ! dit-il en s'es- suyant le front. — J'aurais tout d'même pris uii coucou à la place Louis XV, si c'était pas que sa- medi faut se caler pour le mariage de notre sœur. Tiens, lis, v'ià ce que le futur t'écrit. C'est la mère qui m'envoie , et même qu'elle veut venir demain matin jjoiir te causer, si tu ne veux pas la voir ce soir. Ayant dit, et les trois bourgeois s'étant grou- pés, le prolétaire leur fit une profonde révérence. — J'ai vu ce garçon-là quelque part. . . Ah bon ! j'y suis, pensa tout haut le philosophe. — Bien, bien, Louis, je lirai ce billet-là tout à l'heure ; tu dois être fatigué , va m'attendre ici à côté, à l'auberge de la Croix- Blanche. Fais-toi servir un bon déjeuner; je ne tarderai pas à aller te rejoindre, répliqua Pi err». — 172 — — Dani! je \eux ben aller déjeuiiev; mais tu paieras, toi. . . tu sais que. . - — Oui, va, va ! Ah ! qui est-ce cjui t'a dit que tu me trouverais ici ? — C'est le portier de la fabrique ; il disait même que je ne pourrais pas ie causer ; je peux ben ie causer, n'est-ce pas, puisque t'es mon frère? — Certes. . . Je voudrais être roi rien que pour pou^•oir causer avec tout le monde. .Va, va m'at- tendre; j'irai tout H l'heure taccompagner jusqu'au pont. Louis Vindret s'éloignait en sifflant lorsque nos promeneurs arrivèrent à l'entrée du jardin. ]Mme Belle et sa fille, qui s'y promenaient aussi , vinrent à leur rencontre. Après les salutations, les compliments d'usage et la présentation de l'artiste par Diderot, ce der- nier dit à M. Belle : — Eh bien! eh bien! cesgreftes de l'an passé, ces belles greffes dont vous me parliez tant, ont- elles réussi? — Parfaitement , monsieur Diderot, parfaite- ment réussi. Cette année-ci serait admirable pour les arbres fruitiers sans les maudites chenilles. — Que voulez-vous, mon cher horticulteur?. . . si la nature a créé les chenilles , c'est probable- ment afin qu'elles vécussent, afin que, devenant ]japi lions , elles créassent par elles-mêmes , fleurs ™ 17J — vivantes et ailées, une charmante distraction aux riches propriétaires , ainsi qu'à leurs petits en- fants. . . en attendant qu'ils soient grands. . . — Bah! bah! alors, selon vous, Dieu pensait a'"complir des chefs-d'œuvre en créant les che- nilles? — Sans doute; des chefs-d'œuvre tout aussi parfaits dans leur genre que vous et moi dans le nôtre, répondit le philosophe en riant. — Pardon , monsieur , pardon , ajouta Pierre , moitié sérieux, moitié souriant. J'ajoute de plus que l'échenillage est un acte barbare, au point de vue des chenilles, bien entendu. Nous nous en dé- barrassons tout simplement parce que nous som- mes les plus forts ; mais nous n'avons ni le droit de les tuer ni même celui de les déranger. Comme nous occupons notre place dans la nature, ces in- sectes occupent celle qui leur a été assignée par le Créateur dans l'ordre de la création. J'ai lu quelque part que quatre cents millions d'Asiati- ques, suivant la religion de Bouddha, respectent la vie des chenilles et de tous les insectes en vertu de ce précepte de tous les évangiles : " Tu ne tueras point. » Or, il est donc bien entendu que , si les chenilles avaient des tribunaux, elles ne vous pardonneraient point comme nous vous pardon- nons . — Prenez-garde, monsieur, nous ccra.sez du 10. — 17t — pied un magnifique scarabée, observa malicieuse- ment la belle madame Belle. — Balivernes que tout cela! Allons déjeuner, répliqua l'amphytrion . Commencée avec beaucoup d'entrain et do gaîté , la conversation se maintint sur le même ton pendant tout le temps du repas. Simple et sans prétentions quoique un peu paradoxal, Pierre plut infiniment à ses hôtes. D'abord, il plut au mari parce qu'il buvait, pour nous servir de l'ex- pression de son époque, sec et soiiveni ; il T^la.îs?tit à madame parce qu'il était jeune et spirituel; à la jeune fille, qui n'avait que quinze ans, on ne sait trop pour quelle raison il lui plut. . . Bref, charmé de voir son protégé prendre de prime-abord, chez 31. Belle, le titre d'ami de la maison, Diderot pro- fita de la diversion que fit au salon l'arrivée inat- tendue de deux visiteurs pour emmener Pierre au jardin . — Je veux vous parler d'une affaire st;rieui(; d'où peut dépendre votre avenir, lui dit-il, dès que tous deux se lurent assis sur un banc à l'ombre des grands arbres. — Parlez, maître, parlez; mais apprenez-moi- sans plus tarder, comment il se fait que je sois plus philosophe que mon illustre père, que J.-J. Rousseau. — Je ne vous ai point dit que vous êtes plus — JT.'i — philosophe que J ean- Jacques ; plus philosophe que votre père, ai-je dit. — Comment ! comment ! Jean-Jacques Rous- seau n'était-il donc pas mon père? — Vous allez le savoir; laissez-moi m'expli- quer. Ecoutez avec attention. D'ailleurs, je vais être laconique. J'aurai soixante-cinq ans révolus au mois d'oc- tobre. Je possède sans trop l'avoir cherchée une modique fortune gagnée par moi; car, pour mon patrimoine, je puis affirmer sans crainte d'être démenti, que je l'ai bel et bien jeté parles fenê- tres. Le culte de la famille suffisait à mon cœur. Quant au point de vue matériel, ainsi que vous, je n'ai jamais voulu riendevoircju 'à moi-même. J'avais donc votre âge il y a 34 ans. Alors, comme aujourd'hui , je travaillais assez pour avoir besoin de distraction. Heureux par les ré- sultats que j'obtenais chaque jour, ma gaieté plus que mes productions littéraires me produisit dans le monde. Au nombre des hommes déjà célèbres ou qui le devinrent par la suite, et dont je fis la comiaissance vers 1745, Jean- Jacques Rousseau tient la première place dans mes souvenirs. Pauvres tous deux et du même âge à quelques mois près, nous possédions des trésors d'affection, d'enthousiasme l'un pour l'autre ; aussi devînmes- nous inséparables. Les preuves damitié que nous — 17o ~ nous donnâmes réciproquement furent lîombreu- ■ ses, et, j'ose l'affirmer, le survivant ne fut pas le . moins sympathique. Différents de tempérament et de caractères, nous nous touchions par vingt au- tres points de contact. Oui, car indépendam.ment de notre amour pour l'étude, tous nos goûts, tous nos travers, nos plaisirs et nos passions étaient les mêmes. On ne saurait imaginer la joie que nous ressentions à nous revoir, lorsque parfois il arrivaità l'un de nous d'être plus de trois jours absent de Paris. J'ai prononcé à dessein ce mot d'absence ; c'est à propos d'un voyage que Rousseau fit à Corbeil avec M. Dapin deFrancueuil que je vous fais cette sorte de confession. Ce voyage ne devait durer que trois jours; il dura plus du double. Un matin, je reçus de mon ami une lettre pleine de jolies choses oîi il m'an- nonçait ce retard forcé. Entr'autres gentillesses, il était dit dans cette lettre : — " Vas porter un demi-louis à ma Thérèse ; je crains de ne pas lui avoir laissé assez d'argent. •> Cette commission, je la fis avec plaisir, un plaisir infini, vraiment ! car, n'ayant plus moi-même que cette pistole, je tenais à honneur d'en l'aire un héroïque sacrifice à l'amitié. Donc, ^ans laisser à ce bon sentiment le temps de se refroidir, je courus tout d'une haleine me de GTenelle-Saint-Hoiioié; déjù, je iïaiiciiis>ai6 quatre à quatre les marches d'un escalier bien • ounu, lorsque arrivé au second étage, Mme Le- ■'.assour m'arrêta, : — Qu'est-ce qu'il y a( où courez- vous roniiue (•('la{ me dit-elle. — 11 y a, répliquai-je, que Rousseau ne sera de retour que dans trois jours; je suis chargé de porter un demi-louis et cette nouvelle à Thérèse. — Elle est encore au lit, je crois ; tenez, pre- naz la clé. Je vais jusqu'au marché des Prouvaires; je reviens à l'instant. Je prends la clé, je monte, j'ouvre, j'entre. Thérèse en effet ne faisait que de se lever. Vêtue d'un simple jupon blanc et le buste entièrement nu, elle se prélassait devant un trumeau, s'épon- geait, se lavait avec amour les épaules et la poi- trine. Il y a plus de trente ans de cela; pourtant il m'en souvient, quelle poitrine ! ! Il y a mille à ]);irier contre un que la belle épouse de Putiphar n'eut jamais le quart des attraits que Thérèse possédait alors ; dans le cas contraire, j'ose l'af- firmer, le chaste Joseph, oui, Joseph lui-même eût laissé tout autre chose que son manteau dans les bras de la sja'ène ! ! . . . Que vous dirai-je de plus? à quoi bon maintenant vous parler de la commission dont j'avais été chargé? — Certes, c'est tout à t'ait inutile. . . mais dite.<- — 178 — moi, je vous prie, si vous le savez, quels ont été à cet égard, je veux dire à l'égard de ce souvenir de jeunesse, les sentiments de Thérèse? — A cet égard, les sentiments de Thérèse ont toujours été inspirés par vous... votre mère, je pense, n'est pas plus dénaturée qu'mie louve. — La confession est jolie ! digne en tout point du temps où nous vivons ; elle m'a beaucoup amu- sé— 0 philosophe ! s'il m'appartenait devons pardonner ce gros péché, je vous le pardonnerais de bon cœur, vraiment!... Ainsi, selon vous, avec mes noms de Rousseau, de Garrot et d'enfant du bon Dieu, je me nommerais encore?. . . — Tiens ! \i\ie t'es bête ! t'as ben assez d'es- pritpour savoir comment que tu t'appelles. Viens- nous-en ; v'ià deux heures que je t'attends à l'au- berge, dit en l'interrompant Louis Vindret, qui depuis plus d'une minute écoutait le père et le fils, sans que l'un et l'autre se fussent doutés qu'il était là. — Tu as raison, frère, retoumons-nous-en cha- cun ànotrebesog-ne. Et s'étantlevé, Pierre ajouta : — Monsieur Diderot, pardonnez-moi de n'a- voir pas accueilli avec plus d'effusion la confi- dence que vous venez de me faire. . . Que voulez- vous, je m'étais fait la douce illusion de me croire le fils de l'auteur ^'-É?»?/^; il m'en coûte de la perdre, mais... — 179 — — Mais?. . . interrompit le philosophe. — Mais Pierre Garrot, l'enfant trouvé, n'en salue pas moins avec respect le créateur de \En- cyclojKclic. — Vous avez raison, mon garçon, saluez le créateur de Y Encyclojjèdie ;. faites mieux, hono- rez-le, car je souhaite que vous puissiez porter votre conscience aussi facilement que je porte la mienne : Fais ce que dois, advienne que pourra. Le philosophe et l'artiste s'étant salués de nou- veau, les deux frères s'éloignèrent, laissant le vieillard encore assis sur le banc essuyer avec son mouchoir la sueur froide qui découlait abon- damment de son front chauve. r?i XIV Retardé de huit jours pour quelques défauts de formalités, le mariage d'Amélie Niel et de Paul Tissot n'eut définitivement lieu que le 2 septem- bre. La bénédiction nuptiale leur fut donnée à l'église des Missions-Étrangères, succursale de l'église paroissiale de Saint-Tliomas-d'Aquin. Partis de la sacristie vers deux heures de l'après- midi, les trois fiacres où. étaient montés les ma- riés, leurs parents et leurs témoins, se dirigèrent vers la rue de Sèvres. Là, prenant In direction de Vaugirard, ils se rendirent à la Sablonnière, petit hameau dépendant de cette commune. Arri- vée devant l'auberge de Y Image Notre-Dame, la société, qui était attendue, fit irruption dans un jardin qu'ombrageaient quatre tilleuls rabougris. 11 — 132 — Là, s'ctant rafraîchi, on préluda comme d'ordi- naire, par quelques menuets et entrechats, à l'é- ternel repas de noces. Quel était en cejour, àla Sablonnière, le boute- en-train de cette société hétérogène ? C'était notre vieille connaissance, le docteur Tissot, de Paris, qu'il ne faut pas confondre avec son confrère, son contemporain et homonyme de Lausanne, auteur d'un livre trop connu Instruit, bon, doux et ser- viable, le médecin en chef de l'hospice Saint-Phi- îippe-du-Gros-Caillou était peut-être Thomme le plus gai du siècle. Chez lui, le sérieux ne se ma- nifestait qualors seulement c^u'il pratiquait une opération chinirgicale où la science et l'humanité étaient intéressées. — Ce n'est pas moi qui ai fait le monde , mais celui qui l'a fait devrait au moins s'en occuper, disait-il. Et, procédant par le doute, cet homme de bien ne faisait de mal avec son bistouri qu'afin de procurer un notable soulagement à ses ma- lades. En mariant son neveu, en le faisant époux selon son cœur, le docteur Tissot rendait toute sa famille heureuse ; car ce cher neveu résumait à lui seul une succession d'êtres chéris, trop fôt, pour lui, disparus de ce mor.do. Or, à l'exception des mariés et de Thérèse, de Pierre et de Louis Vindret, à cette noce, le — 183 — docteur faisait plutôt danser de ses connaissan- ces que de celles du lecteur. Tout entier à son rôle de père noble, ayant pour ce soir jeté la mé- decine aux orties, notre savant se donnait de la danse à cœur joie, riait comme un fou, s'amusait comme un enfant. Quinze ou seize personnes s'égayaient donc ou cherchaient à s'égayer dans ce petit jardin de l'auberge de Y Image Notre-Dame . A Paris, dans ces sortes de solennités de famille où, à des titres divers, se glissent toujours des étrangers, l'at- tente du repas paraît en général fort longue. Ce fait s'explique par l'absence d'une effusion com- plète, d'une liberté absolue. En un mot, on n'est pas chez soi . — Messieurs et dames, à table! vint enfin crier le maître d'hôtel. De cet instant seulement, pour beaucoup de gens, commence la solennité du mariage. Ainsi en fut-il pour la majorité des invités de la noce d'Amélie. Cependant, comme cela arrive toujours lors- qu'on se met à table à des heures exceptionnelles, ce ne fut guère qu'à la nuit tombante, au dessert, après que les garçons eurent allumé deux quin- quets fumeux et posé quatre bougies sur la table, que l'expansion et la gaîté des convives déployè- rent leurs niles. Alors les plus soucieux déridé- — 184 — rent leurs fronts, alors on remarqua que la mariée elle-même, que notre jeune nonette, avait le teint animé, de fins sourires, des yeux bi*illants, et qu'elle trouvait aussi son petit mot pour rire. Ah ! c'est que jamais encore cette douce fille de Dieu ne s'était trouvée à pareille fête ! mais de cette fête, elle en était la reine ; c'était elle la mariée ! . . . On le voit, la félicité humaine peut dépendre de presque rien... Deux quinquets et quatre chandelles rendent parfois vingt personnes heureuses. Bientôt, prenant de plus lestes allures, la con- versation devint générale de voisines à voisins. C'était un feu roulant, un tohu-bohu de paroles, qui, abstraction faite du respect déféré aux aînés, dénotaient le laisser-aller le plus parfait. Là, une jeune demoiselle critiquait les mains ou la mise de celle-ci, un monsieur admirait la trogne de celui-là, un autre buvant coup sur coup, commen- çait vingt chansons sans se souvenir d'aucune. Bref, tout le monde voulant être écouté, tout le monde parlait à la fois. Vraiment, si jamais les hommes venaient à perdre leurs dernières no- tions d'égalité et de fraternité, ils retrouveraient, sans nul doute, autour d'une table bien servie, ces admirables sentiments. Contrairement à Louis Vindret, le ciseleur, qui n'arrêtait son flux de paroles qu'afin de vider son -. 183 - verre ou de mordre dans une pêche, son frère, Pierre Garrot, lui, ne desserrait pas les dents. Pourtant, si parfois il lui arrivait de sourire, c'était avec une pointe de dédain ou de sarcasme des mieux caractérisés. On venait de se partager eu faveurs la jarre- tière de la mariée ; un enfant était allé chercher ce ruban sous la table. Quoique attendu, cet inci- dent n'en redoubla pas moins l'hilarité et les quo- libets des plaisants. Désirant mettre un peu d'ordre dans ce pêle-mêle de mots incohérents, le docteur Tissot trouva bon de s'adjuger la prési- dence de cette espèce de goguette. Frappant donc trois coups du plat de son verre sur la table, il appela, par ce procédé, l'attention et le silence des convives. — Messieurs et mesdames, dit-il, la demoi- selle d'honneur, cousine du marié, veut bien avoir la complaisance de nous faire entendre sa jolie voix ; elle attend un peu de silence de votre cour- toisie. Le silence s'étant établi comme par enchante- ment, la voix de la demoiselle d'honneur se fit entendre. Cette voix, sans étendue, était, par compensation, pure, suave, vibrante. Du reste, le morceau qu'elle chanta se recommandait lui- même par une excellente facture; à la date où nous en sommes, il passait à bon droit pour un — 186 — chef-d'œuvre. C'était l'ouverture de l'opéra du Devin de village de Jean -Jacques Rousseau. Alors tout le monde en France savait par cœur, paroles et musique, cette ariette, commençant ainsi : J'ai perdu mon serviteur, J'ai perdu tout mon bonheur. — Bravo ! bravo ! bis ! bis ! répétait-on una- nimement en claquant des mains. — Que c'est beau ! que c'est beau ! et dire que c'est m.on pauvre défunt qu'a fait ça ! s'écria Thérèse. Ayant bissé le dernier couplet de son ariette, la chanteuse salua de la tête avec un petit air de satisfaction. Ici, le verre du président remplissant l'office de sonnette et résonnant de nouveau par trois fois, cloua dans leurs demeures respectives boji nombre de langues qui recommençaient à s'a- giter. — La parole est au marié, reprit le président. Il voudra bien nous chanter quelques couplets de sa composition. La musique des paroles que nous allons entendre est encore de Jean-Jacques Rous- seau; elle eit extraite de 1 opéra des Muses ga- lantes , autre chef-d'œuvre du grand maître. Ecoutez ! Espèce d'épithalame , les couplets du marié — 187 — furent d'autant plus applaudis qu'ils avaient été faits pour la circonstance. On répétait en chœur ces deux vers du refrain : Jamais l'Amour, dans son délire, N'offrit des fleurs à l'Amitié. Pendant ce chœur, les convives qui faisaient face à la porte virent entrer Montretout. Trop échauffés pour faire la moindre attention à la présence de l'intru, les buveurs unirent leurs voix à celles de leurs voisins. — C'est le tour du g^arçon d'honneur ! c'est le tour du garçon d'honneur! c'est lui qui doit chanter. Il est le fils aîné de Jean-Jacques Rous- seau, criait-on de toutes parts. Pierre se leva et le silence se rétablit. — Messieurs et mesdames, dit-il, je fais des vœux sincères pour le bonheur des jolis époux que nous fêtons ici. Frère de la mariée, tant que je vivrai la mariée pourra compter sur moi comme sur un frère bien-aimé. C'est dire assez, je crois, que je suis heureux de me trouver au milieu de vous, et que je suis vraiment reconnaissant do l'honneur que vous voulez bien me faire en me don- nant la parole après le marié , mon excellent beau- frère ; vous m'avez donné la parole pour chanter, mais avec votre permission, je vais en user pour parler seulement. Daignez, s'il vous plaît, m'accorder votre attention. — Ah ! mon pauvre Pierre ! quel malheur que ton père ne t'ait pas connu et élevé lui-même ! quel avocat tu aurais fait ! exclama Thérèse inter- rompant l'orateur. — Dam ! faut croire que le pain était bien cher dans ce temps-là; sans ça, son père ne l'au- rait pas abandonné, lui répondit sa voisine. — Oui, c'est drôle tout de même qu'un homme qu'était mi savant vous flanque comme ça ses enfants à l'hôpital, répliqua l'une des vieilles amies de Thérèse. Ici le verre du président lit entendre trois coups précipités. — Non, mille fois non, madame, repartit Pierre vivement, — non, J.-J. Rousseau n'a pas plus manqué au simple bon sens qu'il n'a failli à la simple logique en mettant ses enfants à l'hôpi- tal. Comme ses œuvres immortelles, cet acte de sa vie privée prouve l'immensité de son génie. Je vous le demande, comment peut-on croire que cet homme qui, comme Vincent de Paul, ne sortait de chez lui que pour faire le bien, que cet homme studieux, tout entier aux abstractions, pût ac- quérir une fortune ? Comment croire que les idées d'un homme de génie aient été tellement peti- tes, tellement basses, qu'elles aient pu lui per- mettre de mettre sou sur sou de côté? Et cela tout simplement afin de laisser un héritage à ses — 189 — enfants , qui peu\ ent fort bien travailler . Ces idées , oui, J.-J. Rousseau ne les avait pas; au con- traire, il pensait que, comme lui, ses enfants ne devaient rien demander q^u'à eux-mêmes. Comme chacun de nous, Rousseau n'appartenait qu'à sa nature, nature tout exceptionnelle dans notre humanité. En disant à la société : " Je te lègue mes œuvres ; prends mes écrits et mes enfants ; fais-les grandir à force d'utilité, - le philosophe avait mille fois raison; car enfin, dans l'état de société, l'homme se doit à ses semblables. Mais, supposons un moment que telle n'ait pas été la pensée de Rousseau, je vous le demande, quel est celui des cinq enfants de cet homme illustre ; quel est celui des trois qui sont ici, par exemple, c[ui oserait se charger de porter un nom écrasant, de souder un fleuron de plus à cette couronne im- mense , que seule la tête du père pouvait ceindre? . . . Aucun, je suppose, puisque je recule, moi !... Oui, en les déshéritant de son nom, Rousseau voulut que ses enfants fussent du peuple, c'est-à- dire utiles dans la mesure de leurs forces ; il vou- lut qu'ils courussent dans la carrière avec leurs seuls instincts. Homme de bien, Rousseau avait la conviction qu'il n'avait pu procréer des mons- tres; puis il pensait, et c'est aussi mon opinion, que dans notre société la fortune et la noblesse doivent s'acquérir individuellement et non se 11. - ISO — transmettre. Dcnc, partons ces considérants, il me sen.ble que Jean- Jacques, en laissant ses en- fants à la charge de la société, ne voulut point que ces mêmes enfants mendiassent chez les grands en vertu d'un nom collectif, traînassent ce nom dans le ruisseau ; or, comme on respecte ordinairement les volontés d'un mort ordinaire, respectons mieux encore les volontés d'un mort illustre. Écoutez -moi, je termine : Des cinq soi- disant enfants de Rousseau, Jean Buteux et Jo- séphine Blot sont en Bourgogne ; ils sont mariés ; oui, le frère et la sœur sont unis ensemble, comme on dit. Pierre Garrot, Amélie Xiel et Louis Yin- dret continueront, j'ose le croire, de porter ces noms, qui sont les leurs; Jean Jacques ne leur en a point donné ; donc, nous ne pouvons reven- diquer Rousseau pour notre père. Xotre père, c'est le peuple; notre mère, c'est la France! Vive la France ! ! — Bien ! bien ! bravo ! ! Et le président, qui venait de jeter cette ex- clamation, tendit, à travers la table, sa main à l'orateur. — Mais, mais, mais, qu'est-ce que t'as dit, toi, fiot? T'as renié ton père, que je crois? s'écria Thérèse, qui, s'étant levée, regardait Pierre fixe- ment. — Ma mère! neuf mois avant la naissance de - 191 ~ votre premier enfant, J.-J. Rousseau fit un A'nyage à Corbeil ; souvenez- vous-en ! . . . — Oh!... c'est vrai, ma foi! Mon Dieu! que t'es méchant ! . . . Diderot me le paiera ! . . . Et, tout en prononçant ces paroles, /a veuve du philosophe se laissait retomber sur sa chaise. ■ — Femme! femme! allons, lève-toi; viens-t'en; laisse là toute cette canaille, dit Montretout, qui, s'étant approché de la table, s'efforçait de relever Thérèse. ' — Canaille toi-même ! Oh ! fiche ton camp, ou je te... Louis Vindret n'acheva point sa phrase; mais il sépara violemment Montretout de sa mèr'i. — Allons, allons ! du calme, jeune homme, du calme. . . Mais quel est donc cet homme? demanda le docteur. — Lui! c est un faiîîi-chien... Je m'en vas le démolir, avec votre permission... — Toi, tu m'embêtes! Eh bien! puisque c'est comme ça, bonsoir la compagnie , je m'en vas avec mon homme, repartit Thérèse en prenant le bras de iMontretout. Et tous deux s'esquivèrent sans que personne les retînt. — Mes pauvres enfants! quelle scène! quel déplorable dénoûment de noce vous avez eu là ! Rien de plus fatal ne pouvait nous arriver, vrai- ment. Mais je reste avec vom. . . Faites avance^ - 192 - les fiacres pendant que j'irai régler. Il est encore de bonne heure ; nous irons prendre le café à la Comédie. A cette proposition de leur mentor, les jeunes époux se regardèrent. — A la„ Comédie ! oui, — reprit Pierre. — A propos de comédie, je ^ ous demande pardon pour celle qui vient de se jouer ici. Vrai ! je vous ex- ■pliquerai cela plus tard. Mais demain, pourrai-je A"ous rendre ma visite ? me pardonnerez-vous? — Comment donc, monsieur Garrot ; j'espère bien... — C'est entendu. . . partons. Deux minutes après que ces lambeaux de con- versation eurent été jetés au vent, le signal du départ était donné. Tandis que la société montait en fiacre au bruit de la pluie c|ui tombait par torrents, Louis Vin- dret, qui formait l'arrière-garde, chantait à tue- tête, sous l'auvent de Fauberge, une chanson alors en vogue et dont voici le refrain : Allous-iious-eu, gens de la uoce, Allons-uous-eu chacun chez nous. lQj5 XV Seize années s'étaient écoulées depuis le jour du mariage d'Amélie. Durant ces seize années, deux des principaux personnages de notre histoire étaient morts en 1784; c'étaient Diderot et le docteur Tissot. Hommes de bien, vivant dans des milieux sym- pathiques, quoique parcourant des carrières dif- férentes, tous deux avaient beaucoup plus tra- vaillé pour leur prochain que pour eux : que la terre leur soit légère ! Le 20 vendémiaire an m de la République (11 octobre 1794), la Convention nationale glorifiait le prolétariat par l'apothéose de l'un de ses plus nobles enfants. La translation des cendres de Jean- Jacques Rousseau au Panthéon, décrétée dans une. — 194 — assembl(^e solennelle par la majorité des représen- tants du peuple, allait avoir lieu avec toute la pompe imaginable et par un temps magnifique. Nous donnons en son lieu et place, d'après le Moniteur de l'époque, la description abrégée de cette cérémonie, à laquelle les héros de cette his- toire ne pouvaient manquer de prendre un vif intérêt, et qui, pour plusieurs d'entre eux, de- vait avoir une issue bien fatale. Mais n'anticipons pas sur les événements. Donc, en ce jour de vendémiaire, dès six heu- res du matin, le canon des Invalides faisait enten- dre ses tonnantes volées ; c'étaient les préludes de la célébration d'une fête patriotique. Plus tard, vers onje heures, au moment oîi le cortège de la translation s'organisait à l'adminis- tration des pompes funèbres, un incendie consi- dérable éclatait dans un établissement industriel de la rue Moufïetard, établissement situé non loin du Panthéon. Deux minutes api'ès que la nouvelle . de ce sinistre se fut répandue dans les rues voi- sines, le tocsin et les tambours de la garde natio- nale du douzième arrondissement mêlaient leurs glas assourdissants aux clameurs des citoyens de ce quartier populeux. Tandis que les pompiers des quartiers éloignés s'avançaient au pas de course en brillant le pavé sous les roues de leurs pompes ; que trois chaînes formées de mille bras d'hommes s'étendaient à mesure qu'elles s'organisaient jusqu'aux fontaines des alentours ; que l'autorité faisait affluer l'eau sur le théâtre de l'incendie par tous les moyens en son pouvoir ; tandis, disons-nous, que chacun, dans la mesure de ses forces, prêtait son concours pour combattre le fléau, non loin du brasier dont nous parlons, cinq personnes, déjà passablement échauffées par maintes bouteilles de bon vin , par- laient de tout autre chose que du sinistre en ques- tion. Ces cinq personnes étaient Thérèse Levas- seur, Pierre Garrot, Louis Vindret, Paul Tissot et sa femme, Amélie ]\iel. Tous en commun avaient loué le premier étage d'un restaurateur de la rue Saint- Jacques, et tous en commun aussi \ûuîaient, après déjeuner, voir passer le cortège le plus commodément possible. Ainsi, rassemblés dans cette salle, trois sur cinq des enfants de Rousseau allaient voir passer les cendres et la gloire de leur père, sans que, aux termes de la loi, un seul d'entre eux pût revendiquer le moin- dre rayon de cette gloire. Une telle pensée ne pouvait faire moins que de préoccuper l'esprit de nos persoimages. Mais avant de reproduire la conversation à laquelle cette préoccupation dut naturellement donner lieu, nous croyons qu'il est de notre devoir d'ap- - 196 - prendre au lecteur quels lurent les différents genres de vie que menèrent nos héros, quels évé- nements surgirent pour chacun d'eux depuis le jour de la noce d'Amélie. Et, d'abord, puisque le nom de la Benjamine de la famille vient tout naturellement se placer sous notre plimie, commençons par la Beni;miine. XVI Admirable de dévoûment dans la vie domes- tique comme dans la vie religieuse, M'"® Tissot fondit son existence dans celle de son mari. Par cette abnégation nous n'entendons pas dire qu'A-, mélie fût une de ces femmes qui s' imaginent qu'un homme est un Dieu, qu'il lui faut obéir quand même. Non, étant intelligente, elle comprit tout de suite que son mari était bon, doux, actif, qu'elle l'aimait sincèrement, qu'elle en était ten- drement aimée. Si Paul Tissot n'eût point rempli ces" conditions, il est plus que probable que nous n'aurions pas à enregistrer ici les vertus de sa femme . Amélie possédait trop le sentiment de sa dignité pour ne point exiger de son époux une parfaite égalité conjugale. . « 198 ^ Après la mort du docteur, homme excellent qui lavait adorée comme si elle eût été sa fille, et qu'elle avait soigné durant sa maladie avec une piété toute filiale, Amélie reporta sur son maçi et sur son enfant tous les trésors d'affection qui rem- plissaient son âme. Quant à sa conduite envers Thérèse, elle fut ce qu'elle devait être, préve- nante, polie, rien déplus. Les écoles où avaient séparément vécu la mère et la fille étaient trop disparates pour qu'il en fût autrement. Ainsi qu'il avait été convenu, Paul Tissot avait hérité delà clientèle de son oncle. Studieux, actif, plein d'abnégation comme le sont tous les médecins sérieux, il vit dou^e années de sa vie s'écouler sans qu'il s'en doutât. C'est le propre des hommes dont la passion de la science s'em- pare du cerveau, de ne point compter avec le lempft. Cependant, en 1792, la patrie déclarée en danger le réveilla de sa torpeur. Comprenant qu'au milieu de conflits aussi graves, il devait une preuve de civisme à ses héroïques conci- toyens, il prit du service dans le corps médical militaire et partit pour l'armée du Nord. A Valmy, une balle prussienne qui le blessa légèrement à l'épaule lui donna son congé. Il re- vint à Paris. Engage soldat en 1780, année ou pour lui la — 190 — besogne se faisait par trop attendre, Louis Vin- dret, beau grenadier, était parvenu, son premier congé expiré, au grade de sergent dans Royal- ChamjMgne. Le t20 vendémiaire an iii,jour où nous le retrouvons à l'âge de trente-quatre ans, dans cette salle de restaurateur, il portait pour insi- gnes les galons de brigadier des gendarmes de la Seine. Maintenant, continuant ces esquisses biogra- phiques par celle de Thérèse, nous terminerons par Pierre Garrot. Retirée vers 1782 avec Montretout dans un bourg du département de l'Oise, nommé le Ples- sis-Belleville, Thérèse continua dans cette localité les habitudes d'ivrognerie qu'elle avait contrac- tées pendant les voyages de Rousseau (1). (1) Il n'est peut-être pas inutile de citer ici un document authentique relatif aux moyens d'exi.~tence de cette femme. C'est ]\I. René de Girardin, le dernier ami et l'Iiôte chez le- quel mourut Jean Jacques, qui, entre autres pièces, nous a laissé celle-ci : u La veuve Rousseau, à la mort de son mari, restait avec » une rente viagère de 300 livres, sur Michel Rey, libraire ii » Amsterdam. » Je suis parvenu à lui faire avoir en outre ; » 1" Au moyen d'une édition générale, 1200 livres de rente, » sans retenue, constituée au capital de 24,000 livres, sur la j> société typograpliique de Genève ; » 2" Environ 3 à 4,000 livres comptant, provenant de di » vers objets -, » 3» 700 livres de rente qu'elle a voulu elle-même consti- » tuer sur moi au capital de 14,000 livre- , et qu'elle m'a eu- — 200 A des revenus trop considérables pour que Rousseau lui-même ait jamais osé les rêver, il faut ajouter une pension viagère de 1200 livres que lui vota l'Assemblée constituante (1). » suite forcé, par ses instances et le transport qu'elle en a fait » à MM. Bailly et Duval, à leur rembourser définitivement, )) par acte passé devant Gibert, notaire à Plessis-Belleville, » le 6 avril 1792. » (1) Séance du 21 décembre 1790. « L'Assemblée nationale, voulant rendre un hommage solen- nel à la mémoire de J.-J. Rousseau, et lui donner, dans la per- sonne de sa veuve, un témoignage de la reconnaissance que lui doit la nation française, a décrété et décrète ce qui suit : » Akticle PEEMiEB. — Il sera élevé à l'autem* d'Emile et du Contrat social une statue portant cette inscription : « A JE 1>'-J iCQVES ROISSEAU! » XI Et sur le piédestal sera gravée la devise : « Vitam impendere vero. » " ARTICLE II. — Marie-Thérèse Levasseur, veuve de Jean- Jacques Rousseau, sera nourrie aux dépens de l'Etat ; à cet effet, il lui sera payé annuellement, des fonds du trésor pu- blic, une somme de douze cents livres. » A ces documents historiques, nous devons ajouter que de hautes influences empêchèrent le mariage de Thérèse et de Montretout. Voici, du reste, à cet égard, un document assez curieux : « COPIE DE CEUTiFiCAT. — Je soussigué, prêtre, curé du Plessis-Belleville, diocèse de Meaux, certifie à tous ceux qu'il appartiendra que Mme veuve Rousseau, ma paroissienne, n'est pas remariée comme on le débite faussement, et qu'elle a juré de ne perdre jamais le nom comme la qualité d'un homme aussi célèbi'e. »En foi de quoi, j'ai signé le présent certificat, pour lui ser- vir ce que de raison. Au Plessis-Belleville, ce 31 octobre 1790. Signé Madik. curé du Plessis-Belleville. » — 201 — Ajoutons qu'au jour et à l'heure dont nous par- lons, une loge spéciale splendidement parée at- tendait cette femme au Panthéon. Les représen- tants du peuple voulurent qu'elle fût témoin des honneurs exceptionnels qu'une grande nation al- lait rendre à J.-J. Rousseau, son immortel époux. Marié à Mlle Daquin en 1779, à cette jeune lille, l'unique enfant du directeur de la manufac- ture de Sèvres, belle blonde dont le lecteur doit se souvenir, Pierre Garrot eut le malheur de voir mourir dans ses bras cette douce et regrettable amie après trois ans de mariage. Né délicat et sensible, ce coup lui fit plus de mal qu'on n'aurait pu le supposer d'un homme de sa force. Dc^à cha- griné par cette illusion déçue de n'être pas le fils de Rousseau, de ne pouvoir l'avouer hautement, Pierre devint morose et taciturne à la mort de sa femme ; puis, presque sans transition, il devint in- supportable pour lui-même comme pour les au- tres. Hélas! vingt-quatre heures avant que ce malheur le frappât , l'artiste se croyait encore un grand philosophe. Pierre crut pouvoir se consoler en allant voir sa mère; mais l'ayant trouvée, en compagnie de Montretout, dans un état complet d'ivresse, il quitta Plessis-Belleville plus désenchanté que jamais. Accablé sous le poids d'une douleur morale poi- ^ 502 -. gnante, d'un profond ennui de la vie, Pierre, que nulle affection sérieuse ne retenait plus à Paris, décida qu'il voyagerait pour se distraire. Pre- nant donc un album, des crayons et quelques li- vres, il partit pédestrementetle sac au dos, mais la bourse bien garnie, pour aller visiter la Suisse, l'Italie elle Tyrol. Il était à Lausanne en 1782, quand parurent les deux premiers volumes des Confessions de Jean- Jacques Rousseau; il se complut à cette lecture, et son enthousiasme fut tel que, de pro- pos délibéré, il alla séjournera Genève; il vou- lait visiter dans tous ses détails la ville qui vit naître et grandir l'homme à la mémoire duquel lui, Pierre Garrot, venait dévouer un véritable culte d'admiration. Le fils aîné de Rousseau comptait trente-cinq années enl7S2. A cet ât/-e, et dans les di.spositions d'esprit où il se trou\a:t akfo, la lecture de la pre- mière partie des Confessions dut produire sur l'imagination déjà malade de l'artiste une im- pression des plus vives. C'est qu'en effet, aucun livre au monde n'est écrit avec une telle magie de style, ne relate des faits avec une simplicité plus sublime et plus vraie. Aussi, Pierre Garrot était-il profondément pénétré de son auteur, lorsque l'idée lui vint d'al- ler faire un pèlerinage aux lieux qui virent naître — 203 — Rousseau; ensuite, à ceux qu'avait habités ce phi- losophe dans son enfance. Procédant à ce voyage de cœur par la visite obligée au berceau de ses affections, ce ne fut pas sans peine qu'à cette époque il put, après force marelles et contre-marches, découvrir la rue d'a- bord, ensuite la maison où naquit le philosophe. A Chevelu, voie qui, partant des anciennes fortifi- cations, descendait vers le Rhône, Pierre eut tout le loisir de rêver à l'instabilité des choses humai- nes, dans la vieille alcôve où Jean- Jacques vint au monde. C'étaitune chronique bien accréditée à Genève, vers la fin du siècle passé, que la visite de Pierre Garrot à l'appartement cpi'avait habité les pa- rents de Rousseau. Alors, depuis ]7i2, affer- mait-on, l'état des lieux de cette maison n'avait encore subi aucune modification importante. Boi- series, tentures et panneaux, tout, à l'exception des meubles, était antérieur à la date que nous venons de citer. Homme de caractère, mais es- prit impressionnable, ou peut aisément croire qu'en présence de tels souvenirs, pour notre en- fant trouvé, l'illusion fut complète, l'émotion pro- fonde. Si, à notre tour, nous n'affirmons point, d'après cette même chronique, que Pierre Garrot versa des larmes d'attendrissement dans la chambre à coucher de ce logement, c'est que, - 204 — d'après les actes de sa vie, nous ne pensons pas qu'il ait eu le malheur d'avoir été doué d'un tel degré de sensibilité. Après^cette première station, Pierre continua son pèlerinage par Annecy, Chambéry ^t les Charmettes ; de ce dernier point, qui n'est qu'à deux kilomètres de cette dernière ville, notre voya- geur revint sur ses pas afin de se rendre à l'extré- mité du Léman . Traversant donc YAger savogien- vh, le Faucigny et le Chablais pour s'embarquer à Evian, il effectua le tour du lac, visita Chilon, Clarens, Vévey, puis, poursuivant son odyssée par Motiers, il se dirigea vers l'île Saint-Pierre et le Val-de-Travers. Or, cevoyage fit du bien au voyageur : en thèse générale, rien ne calme mieux une grande dou- leur morale qu'une fatigue physique excessive. Ces esquisses rétrospectives étant terminées, nous reprenons le cours de notre narration. Le déjeuner continuait ; on en était au dessert . chacun disait la sienne. — Voilà onze heures qui sonnent; ils ne vien- dront donc pas ces satanés pandours?... cepen- dant je croyais bien que je vous aurais tous là, à Ventour de moi, pour voir le bel enterrement de mon homme. Je suis vieille, je peux la passer d'un moment à l'autre sans les revoir. . . ça m'em- bête tout de même. — 203 — — Bah! qu'est-ce que ça peut vous faire?... Vos enfanta, vous devez être habituée à ne pas les voir tous les jours, mère !... Dam! c'est pas pour eux que le four chauffe aujourd'hui; c'est pas pour nous que la république une et indivisible a brûlé de la poudre ce matin, répliqua Louis Vien- dret. — Certainement; il vaut infiniment mieux que Jean Buteux et Joséphine Blot ne soient pas des nôtres; s'ils ont du cœur, ils resteront où ils sont. — Pourquoi ça qu'ils ne viendront pas, mon gendre? riposta vivement Thérèse. — Mais probablement parce qu'ils pensent que c'est ennuyeux de voir rendre de grands hon- neurs à la mémoire de leur père, sans qu'il leur soit permis de prendre publiquement un titre qui n'appartient qu'à eux seuls et que nul ne leur conteste, bien mieux. Vos entants sont-ils les en- fants de Jean-Jacques Rousseau, oui ou non? Après tout, ce n'est pas pour moi que je parle. . . je ne suis pas votre fils, moi. — Toi ! tu ne vaux pas mieux que les autres. Est-ce ma faute si mon défunt a voulu mettre tous nos enfants à l'hôpital? Tiens !... — Mon Dieu ! que c'est fatigant ! toujours l'hôpital ! l'hôpital ! ne sauriez-vous parler d'au- tres choses? pourquoi revenir sans cesse sur cette i2 - 206 — malheureuse question 1 repartit Amélie sans ca- cher sa mauvaise humeur. — Ma sœur, reprit Pierre, tant que nous vi- vrons et que nous nous rassemblerons, il en sera de même. Que veux-tu? notre pauvre père pou- vait-il deviner que nous nous connaîtrions, que nous nous rassemblerions, que tous nous parle- rions de luil S'il avait pu prévoir cela, nous ne prononcerions point ce mot d 'hôpital ; car dans ce cas, il ne nous eût point abandonnés. Ce qu'il voulait, c'était que nous fussions les enfants de la Providence, fausse divinité à laquelle notre père avait le tort de croire. Il voulait aussi que nous ignorassions, non-seulement que nous sommes ses enfants , mais encore espérait-il que jamais aucun de nous n'entendrait prononcer son nom. 11 avait ses raisons pour cela, je vous le ré- pète, et ces raisons étaient péremptoires. — Veux-tu te taire? vas-tu apprendre à ta mère à faire des enfants, à c'te heure? s'écria Thérèse... — Vous sortez de la question, ma mère. Tenez, écoutez Jean- Jacques lui-même. Voici ce qu'il écrivit à ce sujet à l'une de ses amies, lorsqu'il était à Monquin. J'ai copié textuellement cette lettre de l'original. Ecoutez, je ne vous lirai que le passage qui nous concerne : •' 3Iais moi qui parle de famille, d'enfants!.. ~ 207 ~ » Madame, plaignez ceux qu'un sort de fer priv€ " d'un pareil bonheur ; plaignez-les s'ils ne sont ••que malheureux; plaignez-les beaucoup plus " s'ils sont coupables. Pour moi, jamais on ne " me verra, prévaricateur de la vérité, plier dans »' mes égarements mes maximes à ma conduite ; " jamais on ne me verra falsifier les saintes lois de " la nature et du devoir pour atténuer mes fautes. " J'aime mieux les expier que les excuser. Quand » ma raison me dit que j'ai fait dans ma situation " ce que j'ai dû faire, je l'en crois moins que mon » cœur, qui gémit et qui la dément. Condamnez- » moi donc, madame, mais écoutez-moi: vous » trouverez un homme ami de la vérité jusque » dans ses fautes, et qui ne craint point d'en '• rappeler lui-même le souvenir lorsqu'il en peut '• résulter quelque bien ; néanmoins , je rends » grâce au ciel de n'avoir abreuvé que moi des » amertumes de ma vie, et d'en a\oir garanti " mes enfants; j'aime mieux qu'ils vivent dans " un état obscur, sans me connaître, que de les »' voir, dans mes malheurs, bassement nourris » par la traîtresse générosité de mes ennemis, » ardents à les instruire à haïr et peut-être à tra- " hir leur père ; et j'aime mieux cent fois ce père " infortuné qui négligea... " Ici, un roulement de tambours arrêta net la parole dans le gosier du lecteur. Puis, presfjue ^ 208 — aussitôt, un homme à la voix rauque, mais puis- sante, cria de la rue, en face des fenêtres de la salle où nos héros s'oubliaient dans les vignes du Seigneur : — x\u feu ! au feu ! Ohé ! ohé ! là-haut, les aristocrates, en bas! en bas! à la chaîne! à la chaîne! Faudra-t-il aller vous chercher? A ces paroles, jetées de la rue par un agent de la sûreté publique, Louis Vindret, ayant mis son grand chapeau de gendarme, répondit aussitôt à l'agent, par l'une des croisées restées ouvertes : — C'est bon ! c'est bon ! on y va, vieux ! c'est pas la peine de t'égosiller comme ça ! Puis, se retournant vers la table où tous nos personnages restaient assis, il reprit en ceignant le ceinturon de son sabre : — Vous autres, restez là, sans vous faire de bile; j'aurai l'œil ouvert sur cette cassine. Tout à l'heure je reviendrai vous conter de quoi il re- tourne... Les maisons brûlent, mais les pro- priétaires, il n'y a pas de danger qu'ils travaillent à éteindre le feu, ils ont trop peur de se salir les mains... En avant, marche ! vive la république ! Une minute après la sortie du gendarme, Thé- rèse, qui s'était levée de table pour aller à la fe- nêtre contempler la tournure que son Jiot avait dans la rue, revint se rasseoir, la figure illuminée par l'enthousiasme maternel. ^ 209 ^ —- Et dire que c'est moi qu'a fait ce beau gar- çon-là! qu'est-ce qui croirait çal s'écria-t-elle. Les tambours qu'on entendait battant la géné- rale dans le lointain se rapprochaient de plus en plus. , ^^mmmm^^wwmmi^.. 12. vl XVÎÎ On faisait la part du feu, lorsque Louis Vindret arriva sur le théâtre de l'incendie. Comme les chaînes s'organisaient aux quatre points cardi- naux de cet immense foyer, notre gendarme, fonctionnaire tout aussi intelligent qu'un autre, alla se poster droit à l'un de ces points, c'est-à- dire à l'une des extrémités de la rue Descartes, et là, il maintint, arrêta au travail de la marche des seaux tout passant de bonne ou de mauvaise volonté. Ainsi que cela arrive toujours en pareil cas, dès que le feu se trouva circonscrit, chaque per- sonne formant anneau de chaîne voulut immé- diatement retourner à ses affaires. A cette époque, le pain était très cher, le temps était d'autant »- 212 "" plus précieux; cependant, la besogne n'ëtait point terminée, puisqu'il s'agissait d'éteindre jusqu'à la dernière étincelle de feu; c'est surtout dans ces moments de relâche que l'autorité doit être sé- vère. Dans tous les temps, la moralité et l'abnéga- tion des classes pauvres ont été grandes, su- blimes; mais pour maintenir l'homme qui ne possède rien dans l'oubli de lui-même et le faire travailler au bien de tous, il ne faut pas qu'il ait de mauvais exemples devant les yeux. Lorsqu'elle exige, à titre de corvée gratuite, le temps et la peine d'un individu qui ne possède rien, l'auto- rité doit apporter la plus grande attention à ne commettre la moindre injustice qui puisse bles- ser la dignité, soulever l'indignation de l'homme dont elle réclame le secours. Cette sage politique pourtant est rarement celle des agents du pou- voir : elle ne l'était même point sous le gouverne- ment de la république à toutes ses époques. Voici ce qui se passait à la chaîne que commandait Louis Vindret, lors de cet incendie de la rue Moufïetard. Tandis que trois ou quatre cents malheureux suaient sang et eau pour conserver une propriété qui n'appartenait à aucun d'eux, on voyait çà et là, aux alentours du feu, des groupes de musca^- dins qui causaient haut, lorgnaient les femmes. — 213 — se moquaient de tout le monde et ne remplissaient que le rôle de simple:i spectateurs. Nous pensons que de leurs costumes incroyables naissait tout naturellement la seule raison des déférences que l'autorité subalterne avait pour ces messieurs. Donc, à cette chaîne que commandait le gen- darme Vindret, une marchande à l'éventaire dont les haillons trempés par l'eau collaient sur ses jambes aiTiaigries, finit par s'écrier : — Tiens ! c'est-i pas bientôt assez comme ça? v'ià qu'une pauvre femme qu'a pas mangé ce matin, faut qu'aile sèchigne pendant que ces fai- néants de mirlillors sont là-bas qui nous regar- dent en bâillant comme des huîtres ; ça commence à m'embêter, moi. Y a de quoi. — C'est vrai, bien vrai, ce nue vous dites là, commère ; y a encore des aristocrates en France. . . C'est pas fini, quoi !... répondit un vieil ouvrier tourneur. — Ah ! c'est comme ça? il n'y a que les sans- ie-sou qui travaillent ! . . . Ah ben ! cric, crac ; je me la cours. Et ce disant, un garçon de quatorze ans, vêtu d'un costume de paysan, quittait la chaîne et s'es- quivait en courant vers Saint-Etienne-du-Mont. Le devoir du gendarme était de courir après le moucheron, mais le moucheron avait des ailes, et, certes, si l'un des muscadins dont nous vy- ^ 214 — nons de parler ne l'avait point arrêté au passage. Louis Vindret en eût certainement été pour sa course. — Jarni ! laissez-moi courir, j'ai faim. 11 y a longtemps que je travaille, et pour rien, encore ! c'est-i vous qui voulez me payer pour porter l'eau, hein? disait le petit paysan à l'incroyable qui ve- nait de lui mettre la main sur le collet. — Pourquoi fuis-tu, toi, quand les autres res- tent à la besogne ? te crois-tu, par hasard, un plus grand citoyen que ceux qui terminent leur tâche? lui fut-il répondu. — Dà ! dà ! c'est vous, que vous croyez être des mossieux, feig7iants que vous êtes... les maisons sont à vous, cré nom ! et vous les laissez brûler plutôt que de porter de l'eau, dà ! plutôt que de salir vos biaux habits vous vous laisseriez ben brûler vous itou, hein \ Eh ben ! moé, j'ai pas de maison... j'veux pas travailler pour rien, et j'veux m'en aller, tant pis ! Cette sortie, assez peu parlementaire, il est vrai, reçut pour réponse une demi-douzaine de coups de pieds et de taloches trop bien appliqués, peut-être. — Jarnigué ! le mioche a raison. Lâchez-le, dra ! ohé ! vous autres muscadins ; le pauvre monde a-t-il été fait tout exprès pour vous amu- ser à corner dessus? Tas d'aristocrates, allez - 218 - donc à la chaîne, si vous avez peur que vos mai- sons brûlent. — Mioche, reprit le gendarme, t'as raison, mais retourne à la chaîne, et quand ça sera fini, comme t'es un bon zig, tu viendras boire et man- ger avec moi ; va, file. — Bien grand merci, mossieu le gendarme, mais z'i faut que je saye à dîner avant midi à l'endroit qu'est écrit là-dessus. Dam ! j'y serais ben déjà sans qu'on m'a rafflé pour la chaîne. Louis Vindret ayant jeté un regard distrait sur le papier que lui présentait l'enfant, répliqua : — Nom d'une bombe ! t'es donc un aristocrate aussi, toi, que tu dînes chez Jessaint. . . t'as donc de l'argent? ou ben, avec qui que tu dînes chez Jessaint ? — Avec ma grand'mère et mes oncles que je connais point. C'est le père qui m'envoie à sa place, parce que c'est à présent qu'on ferre les chevaux de labour, et qu i peut pas venir. — Ah ! tiens ! tiens ! tiens ! comment s'ap- pelle-t-i, ton père? — Y s'appelle Jean Buteux, qu'il dit que son père c'est le Rousseau pour vous sarvir, mossieu le gendarme. — En v'ià ben d'une autre à présent; c'est-i vrai tout ce que tu dis là \ — Dam ! bien vrai ! . . . — 216 — Alors, sans plus faire de sentiments que d'at- tention aux muscadins qui les écoutaient, le grand gendarme prit le petit paysan par la n".ain, et tous deux s'acheminèrent vers la cuisine du Vatel de la rue Saint-Jacques. — Le feu est éteint, mais la soif ne l'est pas. Ohé ! citoyen garçon, apporte sur la table tout ce quM y a de plus chenu dans la cassine, nous vou- lons régaler ce gaillard-là; et leste, ventre affamé n'entend raison qu'avec la boustifaille, s'écria Louis Vindret en rentrant accompagné du cher neveu dans la salle où sa famille l'attendait. — Quoi que c'est \ quoi que c'est 1 pourquoi conduis-tu ce p'tiot ici? tu sais bien que nous somjnes déjà de trop pour pouvoir nous placer tous aux fenêtres, se hâta d'observer Thérèse. — Mère, cep'tiot-là, romme vous dites, aie droit de tenir deux places ici, puisqu'il remplace Jean et Joséphine. — Jean et Joséphine sont mes enfants, et ce p'tiot je ne le connais pas. ■ — Regardez-le ben ; il leur ressemble joliment à Jean et à Joséphine; est-il éveillé, heini — Enfin, enfin, qui est-ill demanda Pierre d'assez mauvaise humeur. — Eh ! sacrebleu ! c'est l'héritier de Jean et de Joséphine, donc. — Pas possible ! d'où vient-il ? — 217 - — Je viens de Saint- Julien-du-Sault ; y a trente lieues d'ici, répondit hardiment le jeune voyageur en s'asseyant à table . — Ah ! mon neveu ? s'écria la tante Amélie en courant vers l'adolescent; dis, comment t'u])- pelles-tu ? — -Pardienne! je m'appelle Baptiste Buteux '/ou, répondit-il. Xous ne croyons pas devoir répéter ici toutes les questions qui furent adressées à l'enfant sur les habitudes, le travail et les moyens d'existence de ses père et mère. A l'exception de Pierre rJarrot, qui devint de plus en plus taciturne, tous les membres de cette famille étrange s'étant mis à jaser comme des gens qui viennent de trop birn dîner, le petit Baptiste ne sut bientôt plus auquel répondre. — Oh ! mais, mais regarde donc, Paul, comme il est gentil le garçon de ma sœur. . , de cette Jo- séphine que je n'ai jamais vue... Mais regarde- donc , rep renait Amélie . Paul, accoudé sur l'appui de la fenêtre, n'avait pas encore répondu, que Pierre s'écriait : — Oui, l'enfant de votre sœur.. > et de votre l'rèrc ! . . . le fruit d'un inceste ! O Rousseau ! s'il est vrai, comme tu l'affirmes, que l'homme ait une âme immortelle, puisse le Créateur pardonner ij ton âme les conséquences de ta conduite ; ces 13 — 218 — conséquences l'emportent en mal sur tout le bien qu'ont pu produire tes œuvres. Quels désenchan- tements après tant d'illusions ! . . . — Qu'est-ce que tu rabâches-là, toi? demanda Thérèse, qui ne comprenait que vaguement. — Je dis que nous ne sommes point les enfants de J.-J. Rousseau; nous ne savons ni d'où nous sortons, ni ce que... Une immense clameur partie de la rue et an- nonçant l'arrivée du cortège coupa court à la pé- roraison du vertueux artiste. En effet, le vent du nord apportait du quai, sur l'aile des échos, des bruits de fanfares, de tambours voilés et de déto- nations d'artillerie. Nos cinq personnes coururent aux fenêtres. — Je veux voir aussi, moi, dit le cher neveu en se levant de table. — Tiens, c'est vrai. Eh ben ! mioche, monte à califourchon sur mes épaules, répondit l'oncle gendarme. — Oui dà ! que je veux ben ! Le cortège s'avançait. Dix représentants du peuple suivis d'ime suite nombreuse de citoyens à cheval, ouvraient la marche. Immédiatement après cette espèce d'avant- garde, venait un groupe de musiciens exécutant des airs du De^in du village et autres composi- tions musicales du mort illustre auquel la nation — 219 -- française faisait les honneurs de ces insignes fu- railles. Le troisième groupe était composé de bota- nistes portant des faisceaux de plantes, ou tenant les cordons d'une bannière déployée sur laquelle on lisait cette inscription : L'étude de la nature le consolait de l'injustice des hommes. Ensuite venaient les députés des sections de Paris. Sur les tables des Droits de l'homme qui formaient le symbole de ce groupe, on lisait : Il réclama le premier les droits imprescnp- tibles. Après venait une immense procession de mères vêtues à l'antique ; les unes tenaient par la main des enfants en âge de suivre le cortège ; les autres en portaient de plus jeunes dans leurs bras. On lisait cette devise sur la bannière de la maternité : Il rendit les mères à leurs devoirs, les enfants au bonheur. Suivait la statue de Rousseau. — Inscription : Au nom du peuple frajiçais , la Conventioii na- tionale à Jean-Jacipies Rousseau. An III de la République. Le sixième groupe était composé d'habitants des communes de Franciade (Saint-Denis), de Groslay et de Montmorency. — Inscription : - 220 - Ce fut au milieu de nous qu'il com2Msa Emile, la Nouvelle Héloïse et le Contrat social. Septième groupe. — Habitants de la commune d'Ermenonville. Quatre d'entre eux, en grand costume de deuil, portaient l'urne cinéraire ren- fermant les cendres du philosophe. — On lisait les mots suivants sur le socle de l'urne : Ici repose l'ami de la naiiire et de la vérité. Huitième groupe. — Députation de Genevois et personnel de la chancellerie genevoise. — In- scription de la bannière : Genève aristocrate l'avait proscrit , Génère régénérée a vengé sa mémoire. Neuvième groupe. — La Convention nationale en corps ; elle éta|^ suivie* d'ime affluence consi- dérable d'hommes, de femmes et d'enfants du peuple, chantant des airs patriotiques ; ce dernier groupe était suivi du phare des législateurs : le Contrat social. N'ayant point cru devoir morceler le program- me rédigé par la Convention nationale, nous avons simplement copié le Moniteur en l'abré- geant ; et cela sans nous arrêter aux exclamations multipliées de la famille retrouvée de l'illustre défunt. Cependant la moitié du cortège n'avait pas encore défilé devant les fenêtres de Jessaint, où, haletants et pressés, se tenaient nos six per- sonnage^' que déjà la peu sensible Thérèse dut néanmoîiîjs se retirer brisée par réinotion. Dès que ses regards se furent abaissés sur la statue qui, trop fidèlement pour elle, reproduisait les traits de son homme, les fibres du cerveau et du cœur de cette vigoureuse femme faillirent se rompre. — Oh ! mon pauvre homme ! Est-il Dieu pos- sible! ! ! . . . dit-elle en s'affaissant sur elle-même. — Ah !... quoiquec'est que vous avez? c'est-il qu'il vous prend mal, mère? lui demanda Louis, qui se trouvait à la fenêtre à côté d'elle. Au lieu de répondre, Thérèse, qui déjà rabot- tait de son sein et de sa figure l'appui de la croi- sée, se laissa lourdement choir sur le carreau de la salle. En ce moment, Pierre, Paul et Amélie, tous trois penchés sur l'appui de la seconde fenêtre, poussèrent simultanément trois cris perçants qui dominèrent le bruit du tambour. . . Louis, le gen- darme, voulant porter secours à sa mère qui tom- bait près de lui, et ne pensant plus à son neveu toujours à califourchon sur ses épaules, venait, en se retournant trop précipitamment, de lancer le malheureux enfant dans la rue ! ! !.. . Ujio demi-heure s'était écoulée. Tandis qu'une foule de voisins discutaient de\'ant la porte de Jessaint sur les causes de la l'îiute et do la mort du petit paysan, au premier, _ 222 — Pierre Garrot disait à sa famille consternée, en pressant l'une des mains déjà glacée du cher petit neveu. — Oui ! c'est fini ! il est mort ! bien mort ' . . . D'ailleurs, le médecin l'a dit en s'en allant... Pauvre petit ' . . . ses parents ne s'en consoleront jamais. . . Oh ! le grand-père de cet innocent avait deviné tout cela... aussi ne voulait-il point que nous le connussions. Ah ! quel malheur ! quelle fatalité !!!... Mes frères, ma sœur, faisons à cet enfant de magnifiques funérailles, et qu'il ne soit plus question des enfants de Jean-Jacques. Vous comprendrez aisément que ce grand homme était trop l'ami de la légalité pour avoir jamais eu l'idée de reconnaître des enfants illégitimes... C'est à notre orgueil qu'il faut attribuer la mort de ce pauvre petit... Mais, mais, qu'avons-nous fait par nous-mêmes ? ... En vertu de quel droit nous proclamons-nous, malgré lui, les enfants d'un homme de génie?.. . Où est la preuve que nous sommes effectivement les enfants de Jean- Jacques Rousseau?. . . — C'est ce que je me suis toujours demandé, répondit Paul, le mari d'Amélie. Pierre reprit : — Que Dieu vous pardonne, ma mère! Vous le voyez, nous nions tous la paternité du grand homme qui fut votre époux... nous la nions par — 223 - amour de la vérité. . . Où est la preuve que nous sommes les enfants de Jean-Jacques l — Grand imbécile! répondit Thérèse avec véhémence. — Ici, reprit-elle, il n'y a que toi qui ne sois pas l'enfant de Jean- Jacques, bâtard que tu es!... Alors, c'est quand je suis vieille, quand j'atteins à mes soixante-dix ans, que vous venez me dire : Nous ne sommes plus vos en- fants ! . . . Canailles que vous êtes ! Ainsi , me voilà, encore une fois seule au monde ! . . . — Et moi donc, moi, je suis ton homme, à présent qu'il n'y a plus de prêtres. Yiens-t'en, il se fait tard, dit alors Montretout, qui sortit courbé par l'âge de derrière un paravent. Pendant la demi-heure qui suivit la mort de son cher petit neveu, le pauvre Louis Vindret, lui, courait sans but par les rues ! Chacun s'enfuyait à son approche, on le prenait pour un fou. XVIII C'était uu dimanche de la mi-octobre. Les feuilles jaunies commençaient à tomber, mais U) temps était beau ; une fraîche brise tempérait l'atmosphère encore imprégnée des chaleurs de l'été. Il était cinq heures du soir. Pierre Garrot venait de traverser la rivière d'Yonne, qui sépare Villeneuve-le-Roi de Saint- Julien-du-Sault. A peine notre voyageur avait-il sauté hors du bac, qu'il s'engagea dans un sentier joignant la rive à la route. Là, mîjrchant sous un berceau de charmilles qu'éclairait encore le soleil à son déclin , Pierre poussa un soupir et se dit .• — Enfin ! il n'y a plus à reculer ! Je suis certain 13. — 226 - maintenant de pouvoir accomplir ma pénible mission. Oui, oui, non préparés, la lecture d'mie simple lettre aurait tué ces braves gens. Je les préparerai à ce coup; c'est moi qui leur ai écrit, c'est moi qui suis la cause de la mort de leur enfant, c'est à moi d'en subir la peine. Se reprenant . — Oh ! quel beau temps il fait ! Quel paysage enchanteur se déroule à mes yeux ! Quels suaves parfums s'exhalent des végé- taux ! Combien autrefois j'eusse été heureux de contempler ce beau coucher du soleil, d'admirer cette nature agreste ! Ah ! fallait-il que cette damnée Thérèse vint me relancer jusque dans cette manufacture oii je vivais si libre, si joyeux! Oui, le vieux proverbe a raison : On est toujours puni par le péché lui-même. 0 vanité des vanités ! moi qui n'ai jamais eu la force de tmvailler du- rant six heures consécutives, moi, qui n'ai copié que quelques croquis, moi oser me croire le fils aîné de Jean- Jacques ! Allons ! j'expierai au moins ma sottise en vivant , je porterai ma croix ! Je ferai le plus de bien que je le pourrai, et ce bien sera un soulagement pour mes semblables en même temps qu'une consolation pour moi. En avant ! Courage ! Cela dit, le voyageur pédestre hâta le pas afin d'entrer à Saint- Julien-du-Sault avant la nuit. L'? crépuscule éclairait encore la nature de — 227 ~ lueurs indécises, lorsque Pierre arriva au terme de sa course. Comme c'est la coutume le diman- che soir, c'était la coutume aussi à toutes les dé- cades, dans les petites localités, de prendre le frais sur le seuil de sa porte en temps chaud. Nous croyons qu'il est inutile d'ajouter qu'à cet égard Saint- Julien du Sault ne faisait pas d'exception. — Pardon, messieurs et madame, M. Jean Buteux , iflaréchal , demeure- t-il loin d'ici? demanda Pierre aux personnes qui composaient le premier groupe qu'il rencontra. — Oh! nenni, mossieu, i ne demeurent pas loin; mais i sontben chagrins, les Buteux ; leux petiot, qu'était allé à Paris, on ne sait pas ce qu'il est devenu, — Pourriez-vous m'enseigner oîi ils demeu- rent, s'il vous plaît? — Da ! da ! c'est vrai ! Antoine, conduis mos- sieu chez les Buteux. Tu reviendras tout de suite pour te coucher, parce que dem.ain il faijdra que tu te lèves de grand matin. — Je vous remercie beaucoup, madame, ré- pondit le voyageur. Puis il suivit un jeune garçon de quinze ans, qui sautait devant lui. La nuit était tout à fait venue lorsque Pierre et son guide arrivèrent devant un petit hangar destiné au ferrement des chevaux. Au fond de cet espace, alors solitaire, on entrovnyait encore, - 22S — perdue daiis un massif d'arbres iniitiei-s, la chau- mière du maréchal, nouvellement blanchie à la chaux. Assise sur l'une des deux marches de sa porte et la tête appuyée dans ses mains, José- phine versait ses dernières larmes ; il y avait huit jours qu'elle ft'avait cessé de pleurer. Navré de douleur à la vae de cette femme .si fraîche, si pétulante autrefois, et. ce soir, si fa- née, si brisée, qu'elle lui sembla it|^ décrépite, Pierre fut obligé de faire un puissant efibrt sur lui-même pour lui adresser la parole. — Bonsoir, ma sœur Joséphine, bonsoir; me reconnaissez-vous ? Cette question , Pierre la réitéra ; ce ne fut qu'à la troisième fois que, relevant la tête. Joséphine répondit : — Nenni, iienni, je ne sis pas vot' sœur; je n'ons point de frère ; moi et mon homme, nous sonmaes d&s enfants trouvés. Je ne vous connais point ; laissez-moi tranquille , répondit-elle en sanglottant. — -Josépliine, voui avez raison; ce Rousseau nous a porté malheur à tous. Mais, dites-moi, Jean, votre mari, n'est-il pas ici? Je suis venu tout exprès de Paris pour le voir. — Ali ! vous venez de Paris ! Y a ben long- temps que j'y étions à Paris ; non . c'est à Sceaux que j'étions. . . Vous avez ^-u not' garçon à Paris, — 220 — n'est-ce pas? 11 y est allé pour l'entex^remcnt du Rousseau,- et je ne Tons pus revu. Qae fait-il, jnon garçon? Oh! dites, mossieu, pourquoi que vous lie l'avez pas ramené ? — Pauvre mbre ! il ne faut pas perdre tout es- poir. . . Cependant Paris est bien grand. . . Un en- fant tout seul... Puis, vous savez, Paris est en- core en révolution.. . Mais où est donc Jean? — Puisque vous dites que vous etc.-; mon frère, A ous avez vu mon garçon. . . qu'on nous a écrit et q lie j'ons encore la lettre . — Sans doute, j'ai vu votre fils. . . mon ne\ eu, ^1 nous étions les enfants de Rousseau . . Mais nous ne le sommes pas; non, Joséphine, nous ne le sommes pas. . . Je voudrais bien parler à. Jean ; où est-il ? — Jean, il est, il est m ChevdI-BIanc, le clicr homme ! C'est, voyez-vous, qu'il a tant de clia- •jrin de pas voir son gars, qu'il veut se saovler, toujours se saouler. — 'Misère ! ! Prenez patience, ma pauvre José- phine; je vous aiderai... Tout le monde a bien ses peines ; le bon Dieu lui-même a les siennes, puisque son fils Jésus est mort sur la croix pour racheter nos péchés... Prenez patience; embras- sez-moi, Joséphine; je voils consolerai, je vous aiderai comme un frère. La pauvre femme, qui jusqu'alors s'était tenue =- 230 ~ accroupie sur le seuil, se leva d'iui seul bond et s'écria : — J'ai pas besoin de patience, j'en ai assez comme ça; c'est mon garçon que je veux... Oh ! mais il reviendra demain; n'est-ce pas, mossieu, qu'y reviendra demain ? oui, qu'y reviendra Ah ben ! je veux me saouler aussi, moi ; je veux boire une pinte pour m'oublier comme mon homme . da! . . .Venez, mossieu, venez ; j allons trouver Jean au Cheval-Blanc. Et, prenant le bras du voyageur qu'elle en- traîna vivement, Joséphine se dirigea silencieuse vers le cabaret. Arrivés à ce point de notre récit, et chemin faisant, nous croyons devoir rappeler quelques particularités de la vie des persoimagcs dont nous nous occupons en ce moment; les événements seuls nous ont empêché de revenir sur les faits et gestes de nos vieux amoureux . Habitués aux travaux fatigants, robustes et actifs à la fois, Jean Buteux et Joséphine Blot connaissaient parfaitement depuis leur enfance tout le prix des biens de ce monde, lorsqu'on 1779 ils se marièrent à Saint- Julien-du-Sault. Dépassant la limite de l'économie et penchant vers l'avarice, comme la plupart des paysans, les époux Buteux ne tardèrent point, ainsi qu'on le dit communément, à faire leurs affaires. Après - 231 - cinq années de mariage, l'aide-maréchal et la blanchisseuse, dont le temps de travail n'était pas moindre de seize heures par jour, finirent par acheter la chaumière qu'ils habitaient et le clos qui l'enserrait; puis, vers 1791, après l'abolition des maîtrises, Jean put enfin ferrer les chevaux à son compte. Donc, jusque-là, tout allait pour le mieux dans le petit ménage des enfants de l'a- mour, car ils n'eurent jam.ais d'autres charges de famille que celle du fils unique que nous leur con- naissons. Le petit Baptiste, que nous avons vu mourir si malheureusement, était venu au monde juste neuf mois après l'aventure des voleurs, aven- ture qui, le lecteur doit s'en souvenir, décida Jean et Joséphine à fuir précipitamment de Sceaux. Or, nos campagnards bâtissaient force châteaux en Espagne, formaient des projets tels qu'en pou- vaient former des avares , lorsqu'une lettre de Pierre Garrot vint fatalement les inviter à assister ai» banquet des funérailles de Rousseau. Connaissant tout le prix du temps parce qu'ils connaissaient tout le prix de l'argent, les époux Buteux mirent ses souliers des dimanches à leur fils bien-aimé, glissèrent six francs en gros sous dans une bourse de cuir qu'ils lui donnèrent, et , l'ayant embrassé, ils lui dirent : — Va, garçon! t'es grand, vas voir Paris. Tu diray aux gens que parle la lettre que je les ai- — 232 — monsLcn; dà, queje les aimons; cestt'è:: qui sont ] a cause que j 'sommes mariés. Tel était le culte du souvenir des deux avares. L'héritier des Buteux partit en chantant. Le lecteur sait le reste. 3raintenant, reprenons notre récit oii nous l'avons laissé. Après cinq minutes de marche, le frère et la sœur arrivèrent, bras dessus bras dessous, de- vant la porte d'une grande maison d'oii sortait un concert de voix discordantes. C'était l'hôtel du Cheval-Blanc, hôtel vers lequel tout aveugle se fût dirigé des quatre points cardinaux de la ville, rien qu'en écoutant le bmit que faisait une ensei- gne de ferblanc qui grinçait au vent sur son axe de fer. — Ah! c'est vous, père Lagaulel à quelle table c'est-i qu'il est mon homme? demanda Joséphine au premier ivrogne qu'elle rencontra eu entrant dans le cabaret. — Va, va, ton homme, il pinte et repinte au . fond avec les bonnets rouges... Moi, j'ai plus le sou; je vas me coucher. Tic, tac, j'aime le train, etc. Joséphine, qui n'en demandait pas davantage, entraîna Pierre jusqu'à l'extrémité dune salle enfumée. Ayant traversé dix groupes de buveurs étonnés de les voir, tous deux s'arrêtèrent enfin devant la table où sié!>-oaient Jean Buteiix et crau- tres zélés disciples do Grégoire. Joséphine porta la parole liardînient : — EIi ! Jean, tiens, v'ià le mossieii, tu sais, qu'était nût" irère autrefois. Il vient de Paris tout exprès pour te dire que not' ;^"arc;on ^iendrade- Jiiain. Pas vrai, niossieu, qui viendra demain, not' garçon i — Not' gars ! . . . bon ! . . . Pourquoi qu'il est pas ^"enu aujourd'hui, ce crapaud-là? repartit Jean Buteux eu se levant tout d'une pièce. — Ah ! re- juit-il aussitôt, c'est vous qu'êtes mossieu Pierre ; r.ui, je me souviens ben de vous. . . Y a longtemps qu'on s'est vu. Tenez, buvez un coup pour la peine (jue vous nous amenez not' garçon. Pourquoi donc fju'il est pas venu plus tôt, ce satané garnement. . . qui nous fait tant de la peine. . . Où c'est-t-i donc qu'd esta présent? Hein, dites, pourquoi qu'il est pas là ? Pierre avala un grand verre de vin, car il avait soif, puis il répondit résolument : — Je ne suis pas venu de Paris tout exprès p{mr vous dire que votre enfant sera demain ici, puisque cela n'est pas et ne sera point. Au con- traire, je suis venu pour vous annoncer que votre cher petit est malade. . . bien malade ! . . . — Malade! malade! où ça?... demandèrent à la foi:-; la femme et son mari. — 234 — ' — A Paris donc. Oh! vous pouvez bien pen- ser qu'on fera tout son possible pour le sauver, votre cher petit Baptiste. . . Les meilleurs méde- cins sont à Paris. . . cependant. . . — Jamigué! j'y vas, moi, à Paris, et tout de suite encore. . . Je vçux. . . — Malade! miséricorde du bon Dieu! nenni dà! tu n'iras point, toi; je veux le soigner, moi, ce cher enfant... Oh! oh! pour\-u que je soyons assez à temps à Villeneuve pour prendre la ca- riole. . . qu'y ait de la place encore. . . Queu mal- heur ! queu malheur ! Je savais ben qu'y devait nous arriver queuque chose avec ce satané Rous- seau. Après une pause de dix secondes, Joséphine continua : — Mossieu, faut être demain matin, à cinq heu- res, à Villeneuve ; nous partirons tous les deux quand le coq de la mère Leleu chantera. — ]Mon Dieu! mes braves amis, il est inutile pour vous de faire le voyage ; s'il est possible de sauver votre enfant, soyez tranquilles, on le sau- vera... mais... — Mais, ta, ta, ta, interrompit l'un des bu- veurs: vous ne devinez donc pas qu'il est mort, votre gars, et que ce mossieu ne veut pas le dire. . . ]Moi, je le devine ben ; je parie qu'il est mort écrasé par une voiture. . . Y en a tant à Paris do ~ 235 — ces voitures. . . C'est que j 'y ons ètk, moi , à Paris. , , N'est-ce pas, mossieu, qu'on voit ça. . . — Mort ! . . . tais-toi, Jacques. . . ou sinon je te casse ce pot sur la tête, répliqua Jean Buteux exaspéré. — Canaille! oui, Jean a raison, s'écria l'ad- joint au maire de la localité qui se leva d'une table voisine. — Oui, toi, Jacques, t'es une canaille; t'as déjà dit partout que le petit Buteux était mort ; tu l'as ditparce que tu veux tuer les parents par le chagrin. Voilà ! . . . tout le monde sait que tu veux acheter leu bien pour presque rien et qu'ils ne veulent pas te le vendre. . . . mais tu sais, on te connaît; et moi, je ne suis pas adjoint au maire pour rien. — C'est vrai qu'il l'a dit. Fiche ton camp ; mais paie ta pinte due ! reprit un autre buveur. — Vous êtes tous des imbéciles et des mé- chantes langues, répliqua Jacques en selevant. — Oui, le petit Buteux est mort, bien mort, sans ça il serait ici ou bien ses parents auraient écrit de Paris et ce mossieur qu'est comme son oncle, que v'ià, moi, qui ne suis pas aussi bête que j'en ai l'air, je lis sur sa figure que le petit Buteux est mort, bien mort, archi-mort dà ! . . . — Monsieur Jacques, puisqu' ainsi on vous nomme — répliqua Pierre — je vous prie de vous taire, ou je me verrai forcé, bien malgré moi, de — 23(5 — VOUS appliquer l6 soufilet d'usage. Je j^uis étranger ici, cela est vrai, mais je ne reconnais à personne le droit de s'immiscer dans une conversation qui nele regarde pas. — Bien dit ! monsieur; je sais que vous ne fai- tes que d'arriver à Saint- Julien-du-Sault.... on n'est pas adjoint au maire pour rien .... Vous êtes un bon citoyen, faites-moi l'honneur de venir loger chez moi cette nuit. Entre patriotes, il ne faut pas se gêner; car tu es patriote, que je pense?... — Autant que toi, citoyen adjoint. J'accepte ton obligeante invitation; cela tombe même très bien, car je nai pas encore retenu de logis ù l'auberge. — Alors, c'est convenu, tu vas venir souper avec moi. . .. eh ! eh ! eh ! mais, qu'est-ce qu'ils ont donc lesButeux?. . Que diantre ! faat pas se faire de la bile comme ça. . . . cpi'est-ce que c'est donc que vous avez, hein^ A ces paroles de l'adjoint, Jean et Joséphine demeurèrent muets; ils ne firent ni le moindre signe, ni le moindre mouvement. Assis côte à côte sur le même banc, accoudés sur la table et la tête dans leurs mains, on ne parvint à les faire sortir de leur torpeur qu'à force de les secouer. Relevant la tête machinalement, Jean fut le pre- mier qui promena ses regards autour de lui. 237 — Tiens ! que ]sis bète ! dit-il, je croyais que mon gars était là ; as pas jjeu? 1 va venir. — • Dà, qu'il est là; i mange sa soupe, ré- pondit Joséphine. • Pierre et l'adjoint se regardèrent ; mais bientôt, ce premier baissa la tête . — Le petit gars est bien mort, n'est-ce pas; lui demanda doucement l'officier municipal. — Oui, mais cette nouvelle les tuerait.... Soyons prudents — Oh ! il n'y a pas de danger ; les Buteux sont des durs ù cuire. C'est pas pour dire, mais je crois qu'ils aiment encore mieux leur argent que leur garçon.... ils n'en mourront pas. Venez, je vais envoyer ici l'ancienne patronne de Joséphine qui les ramènera chez eux. Les Buteux obéissent toujours à la mère Leleu; ils lui ont des obliga- tions. Venez.... Pierre allait en effet donner le bras à l'adjoint, lorsque, jetant un dernier regard sur nos malheu- reux époux, il vit Joséphine se lever le sourire sur les lèvres et dire à son mari en se pencliant pour lui parler tout haut à l'oreille. — Regarde donc, Jean, comme la iille à l'ad- joint reluque not' gars; mais regarde donc, il la reluque itou, lui, dà! vois-tu? vois-tu? — Pour ça c'est vrai , — répondit Jean. — Le gars ferrera les chevaux aussi ben que moi et que — 238 - le premier venu — C'est un solide qu'a pas peur à l'ouvrage; les pratiques perdront pas au change quand je m'en irai. ... — Vois-tu comme i monte ben à cheval sur la jument du père Leleu.... Sainte- Vierge ! il n'a encore rien mangé depuis ce matin. Viens, Jean, viens souper, not' gars nous attend. — Je vas voir si not' Baptiste n'est pas du côté de la rivière, i pourrait se noyer, répliqua le maréchal. Et se levant d'un bond, il se dirigea vers la porte aussi rapidement que si le feu eût été à la maison. Quant à Joséphine, elle quitta bien la table en même temps que son mari , mais ce fut pour aller dire à l'un des buveurs qui l'écoutait assis à l'une des tables voisines : — Vous savez, père Richard, n'est-ce pas, vous savez ? not' gars va se marier avec la fille à l'ad- joint; c'est un bon parti.... je vous invitons à la noce. Bonsoir. Et la pauvre femme se dirigea aussi vers la porte. — Les Butcux sont fous, faut voir, crièrent alors dix personnes à la fois. Et toutes de courir après Joséphine. C'était peine perdue, car l'au- bergiste et ses servantes arrêtèrent au passage cette masse de buveurs pour le règlement des comptes. Deux minutes se passèrent, deux minu- tes précieuses, que Pierre et l'adjoint ne surent — 239 — point utiliser. Terrifiés par cette aliénation instan- tanée , tous deux ne pensèrent à sortir qu'en même temps que les autres. — Madame, dit enfin Pierre en s'approchant de l'aubergiste, madame, les époux Buteux, vos voisins, paraissent être devenus fous. Voici deux doubles louis pour les aider jusqu'à nouvel ordre ; faites, je vous prie, faites surveiller ces braves gens ; je crains que la mort de leur fils ne les pousse à quelque acte de désespoir. Puis, se tournant vers l'adjoint : — Citoyen adjoint, je t'écrirai de Paris pour te demander des nouvelles de mes protégés, et aussi afin de nous concerter pour leur venir en aide. Fais ton possible à cet égard; c'est ton devoir. Les Buteux sont tes administrés. Adieu, je te remercie de ton invitation, de ta franche hospita- lité, comme sije l'avais acceptée, comme si j'avais dormi sous ton toit, mangea ta table — mainte- nant, je souffre trop pour qu'il me soit possible de manger ou de dormir. ... j'ai besoin d'activité. . . . veille sur eux. . . . adieu ! . . . L'adjoint n'avait pas encore ouvert la bouche pour répondre à l'artiste, que déjà ce dernier s'é- loignait au pas de course . Un clair de lune ma- gnifique argentaitle paysage, lorsqu'il arriva vers neuf heures devant la chaumière du passeur de l'Yonne ; après vingt minutes d'attente et de tra- - 240 — versée, ajant débarqué sur la rive droite, Pierre s'élança sur la route de Paris. — Quelle fatalité ! s'écria- t-il. Et ce fut dans un état de surexcitation fiévreuse qu'il courut plutôt qu'il ne marcha durant toute la nuit. XIX Le jour de Noël de l'année 1795, entre huit et neuf heures du soir, dans un petit salon retiré et calfeutré du vieux château d'Eauhonne , trois personnes étaient après souper confortablement installées près d'un bon feu, tandis qu'en dehors le vent du nord fouettait le grésil contre les vitres. Saint-Lambert, Mme d'Houdetot et Pierre Gar- rot causaient amicalement comme de vieilles connaissances. Mais peut-être le lecteur sera-t-il surpris de retrouver ici ces deux premiers personnages, ces vénérables débris de la haute société du dix« huitième siècle. Cela se pourrait, car, en effet, à la date oîi nous en sommes, M. le marquis de Saint-Lambert et Mme la comtesse d'Houdetot, — 242 — nés, l'un en 1717 et l'autre en 1721, pouvaient sembler déjà devoir bientôt passer à l'état de fos- siles. Cependant, historien exact, nous pensons qu'il est de toute nécessité d'affirmer ici qu'après la tourmente révolutiomiaire qui les avait res- pectés, Philémon et Beaucis vivaient encore, qu'ils s'aimaient comme parle passé, et qu'il leur restait en 1795, avec de belles rentes, dix belles années pour s'aimer encore. Ce ne fut qu'en 1805 que ces tourtereaux de vieille espèce moumrent dans le même nid. Renversés dans un de ces fauteuils à la mode, dits fauteuils à la Voltaire, ayant les pieds enve- loppés d'ouates et de flanelles, les deux vieillards réfléchissaient aux incidents racontés dans ce livre, lor&que PieiTe, qui venait de terminer une longue narration, crut devoir ajouter les pa- roles suivantes en forme de conclusion : — Toutes réflexions faites, pourquoi tant s'api- toyer sur la fin prématurée de ce pauvre Jean Buteux? il ne laisse plus d'enfants; quant ù l'as- phyxie par l'eau, c'est une mort relativement fort douce ; Dieu veuille que vous et moi ne souff"rions pas davantage dans notre lit, si nous y mourons ' Oui, comme le dirait Î\I. de Lapalisse, cesser de vivre, c'est discontinuer de souffrir. Mais la veuve du noyé, la pauvre Joséphine, qui pour- rait prévoir les angoisses , les maux de toutes - 2i3 - sortes. qui lui restent à supportera Hélas ! quoi qu'en puissent dire nos docteurs, leurs systèmes et leurs théories, la folie n'a jamais été qu'une abstraction de la santé, c'est-à-dire une souffrance physique en même temps qu'une douleur mo- rale... Mystification du créateur, que l'existence de l'être humain!... — Vous manquez de foi, Pierre, vous man- quez essentiellement de foi ; je vous l'ai déjà dit, la foi console, console beaucoup... Ainsi, ces en- fants de Rousseau étaient époux, père et mère, frère et sœur, tout cela en même temps ! C'est un crime, dit-on... ah !... et cette pauvre folle, qui donc l'assiste maintenant ? — Moi et Mme la comtesse d'Houdetot, si elle veut bien m'aider dans cette bonne œuvre. — Sans doute, faites-m'y penser. . . Et les au- tres enfants de Rousseau, que sont-ils devenus ? Cet imprudent gendarme, parexemple, que fait-il? Ah ! et Thérèse, que fait-elle? — Thérèse est toujours à Plessis-Bellevillo elle porte admirablement ses soixante-ct-douze ans, et vivra probablement son siècle tout entier. Il est des natures sur lesquelles le chagrin n'a pas plus de prise que les dents d'une souris n'en auraient sur une lime bien trempée. Sous le rap- port de la longévité, Thérèse vous ressemble; pour le reste, qu'il n'en soit plus question . Quant - 244 - à Louis Yindret le geiidanne, resté inconsolable depuisle jour des funérailles de Rousseau, il est allé se faire tuer ; il est mort bravement à la tête de sa brigade en attaquant une ferme du départe- ment d'Eure-et-Loir, défendue par cinquante chauffeurs qui s'en étaient précédemment empa- rés. Oui, Louis Vindret est mort en écoutant les cris de victoire de ses compagnons : je voudrais bien être à sa place. . . — Pauvre garçon ! alors, c'est encore la Ben- jamine, je veux dire Mme Tissot, qui paraît être la plus heureuse de toutes les créatures de Rous- seau... Je ne parle point de vous, Pierre, vous semblez trop profondément affecté de tout cela, reprit le vieillard à son tour. — C'est vrai, vous l'avez dit, je suis profon- dément affecté ; c'est à ce point que malgré toute l'estime et l'amitié que je ressens pour vous, mon- sieur le marquis, je ne puis m'empêcher de mau- dire le jour où vous vîntes, il y a dix-sept ans. . . — Pierre, ne parlons plus de tout cela, je vous en prie. Qui pouvait prévoir de tels résultats des meilleures intentions ? . . . Vous prétendez connaî- tre les motifs qui décidèrent mon vieil ami Jean- Jacques à délaisser ses enfants. . . Ces motifs, moi je les ignore encore, et peut-être mourrai-je sans être plus instruit à cet égard, si vous ne pouvez trouver bon de me les faire connaître. — 24o- — Mon Dieu ! ces motifs sont des plus sim- ples... Si l'homme de la 7iature abandonna, ses enfants, c'est qu'il voulait que ses enfants fus- sent du peuple ; ces motifs, moi, je les comprends comme je comprends un principe ; puis, faut-il à cet égard dire toute ma pensée? eh bien ! la voici . . . Jean-Jacques ne croyait point que ses enfants fussent de lui. : . j'en ai des preuves. . . - — Assez ! assez! s'écria Mme d'Houdetot, assez! c'est toujours sur les malheureuses femmes que les hommes font retomber leurs infamies... c'est une indignité ! . . . — C'est une indignité, j'en conviens; mais selon vous, madame, ai-je tort ou raison? — Que m'importe ? . . . — En ce cas, madame, soyons conséquents, aidez-moi à ce que dorénavant le monde n'en- tende plus parler des enfants de J.-J. Rousseau; c'était le vœu le plus cher de l'illustre écrivain qui fut votre ami, de cet homme que durant trois mois j'ai cru avoir été mon père. . . le voulez-vous, je le veux bien, étouffons jusqu'à son origine le souvenir de ces malheureux enfants. . . Ayant pris un bougeoir, Pierre salua proion- dément et se retira. 14. XX Trois jours après celui qui se termina par la soirée dont, nous venons de parler, le dernier ba- taillon des volontaires de la Seine s'organisait à Paris sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Enrôlé dans ce corps improvisé, comme tant de patriotes en 1792, Pierre partit pour la frontière de l'Est. L'âme pleine d'enthousiasme républicain , on eût dit qu'il n'avait que vingt ans. Etant passé l'année suivante avec le grade de sergent à l'armée de Rhinet-Moselle, sous les ordres de Moreau , ce fut en combattant , dans plus de vingt combats, comme un désespéré dont le parti estpris de se faire tuer, que le vieil artiste gagna l'épaulette de lieutenant. On peut lire la relation de ces combats dans les Victoires cf. Con- quêtes des Français. - 248 — Enfui, blessé à mort, le 6 septembre 1799, à la bataille de Zurich, il fut transporté à l'ambu- lance et salué en passant par Masséna, le général en chef de l'armée helvétique. Pierre avait dépassé la cinquantaine. Voici la teneur du seul autographe connu du fils aîné de J.-J. Rousseau. Ce document u été, avec tant d'autres, trouvé dans les papiers de Saint- Lambert. Nous devons l'avouer, cette lettre de Pierre Garrot est la seule que nous connaissions des cinq enfants du philosophe de Genève. Quartier général de Zuricli, le 27 septembre 1791). Huit heures du matin. " Mon cher Saint-Lambert, - Depuis mon départ d'Eaubonne, je me suis jeté à coi-ps perdu dans une infinité de combats avec l'espoir d'en finir avec la vie. Eh bien ! maintenant que je sais que je dois mourir dans doux heures, cette pensée m'accable; j'aurais voulu voir finir ce siècle et commencer l'autre. Or, cette disposition démon esprit me prouve une fois déplus tpie l'homme n'est qu'un sot animal, plus bête mille fois que toutes les bêtes ensemble; car il n'est point d'animal sur la surface du petit monde que nous habitons, qui soit aussi stupide- ment insatiable que lui. " Certes, déplus heureuses lois peuvent surgir — 249 — pour l'homme de l'admirable révolution française; à l'aide de ces lois, il pourra grandir en dignité, mais non devenir plus heureux. L'égoïsme et la sottise, deux travers inhérents à la nature hu- maine, s'opposeront constamment à la formation de l'harmonie sociale, qui seule pourrait avec le temps faire entrevoir à l'homme un rayon du bon- heur général. Ainsi, selon moi, le plus fortuné des humains est encore l'homme à qui l'imagina- tion et la fortune permettent de se créer, si bon lui semble, une plus large part de misères... la liberté ! . . . Ah ! pardonnez-moi ce gribouillage ; je souffre horriblement. . . . mes affectueux souve- nirs à madame la comtesse, mes biens à la répu- blique ; par la présente, je vous nomme mon exécuteur testamentaire. " Ah! j'oubliais dites à... non, j'ai hâte d'en finir. Ainsi, c'est convenu, n'est-ce pas?... qu'il ne soit plus question des enfants de Rous- seau ! . . . Les volontés d'un mourant sont sacrées. . . si vous voulez qu'on respecte les vôtres, respectez celles d'autrui. ... A bientôt, donc, mon vieil ami; si l'âme est immortelle, nous le verrons bien ! ! . . . » Adieu, très cher! » Votre dévoué, de cœur ! ! " PIERRE GARROT, » Fils naturel de Thérèse Levasseur et de Denis Diderot. » " P. S. J'avais cacheté et mis votreadresse sur cette lettre que je rouvre. « Le chirurgien qui vient de passer m'assure que je vivrai jusqu'à demain.... peut-être plus ; je ne le crois pas; je souffre trop pour cela. Oh! si tous ceux à qui j'ai fait du bien pouvaient cha- cun prendre un peu de mon mal!... mais non, chacun souffre pour soi. Le pauvre qui meurt d'inanition ne peut se charger du pylore d'une al- tesse ! . . . C'est encore l'égalité ! . . . Jean- Jacques n'a-t-il pas dit que. . . . mais je ne puis achever. . . . enfin, je meurs! Adieu!! •> FL\. O PQ Genoux, Claude 2260 Les enfants de J.J. Rous- (Ji'3^6 seau. 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